dimanche 4 mai 2008

COSETTE MA VIE - En Quatre Chapitres 2008

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COSETTE RAMELET : BIOGRAPHIE -
Mise en page: Octavio Burgos Pizarro Ecrivain Public Ge. santiagofuegos5@hotmail.com


Vos Commentaires pour COSETTE : cosetter@bluewin.ch

PREMIERE PARTIE:

LES JEUNES ANNEES DE MA MERE


A Yverdon-les-Bains, capitale du Nord vaudois et porte sud du Pays des Trois Lacs, dans la première décennie du vingtième siècle, résidaient un homme et une femme. Lui était serrurier antiquaire et si passionnément amoureux d'elle qu'il l'épousa. Il venait d'acheter une maison d'un style gothique où se trouvait - et se trouve encore de nos jours - le magasin à l'enseigne " A La Reine Berthe", un des plus anciens magasins de la ville. De leur union naquirent cinq enfants, deux filles et trois garçons; l'aînée s'appelait Fernande, elle allait devenir ma mère; il y avait aussi Olga la troisième, Paul, René et Camille. Ma grand-mère était très douée pour la pâtisserie; elle confectionnait de pleines corbeilles de merveilles et

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de cuisses de dames qui emplissaient la maison d'une délicieuse odeur sucrée. C'était une femme très maternelle qui adorait tous ses enfants, bien qu'elle ait eu une certaine préférence pour sa fille aînée, ma mère, car elle lui ressemblait beaucoup physiquement (ressemblance dont j'ai également hérité, d'ailleurs).

Non seulement elle était très maternelle, mais elle avait aussi une facilité surprenante pour la maternité. Les moyens contraceptifs n'étaient évidemment pas ce qu'ils sont actuellement (la pilule restait encore à être inventée), aussi se retrouvait-elle enceinte une fois de plus, une fois de trop. Considérant qu'avoir déjà cinq enfants à élever et à nourrir était déjà bien suffisant pour occuper tout son temps, et sans doute était-ce aussi une certaine charge financière pour ce couple, ma grand-mère prit la courageuse mais dangereuse décision de se faire avorter et elle se rendit chez ce qu'on appelait alors une «faiseuse d’anges». Funeste décision.


A son retour, son état de santé empira rapidement. On fit venir le médecin, et son verdict tomba comme un couperet elle était perdue! Mais il fallait tenter le tout pour le tout et la transporter à l'hôpital dans les plus brefs délais. Au moment de quitter la maison pour un départ qu'elle savait sans retour, cette brave maman demanda de pouvoir dire «au revoir» à ses enfants. Installée sur un brancard à roues, elle les embrassa et leur dit:

« Adieu, mes chers petits... je ne vous reverrai plus! »

A ces mots, ma mère, encore enfant mais comprenant la gravité de la situation, s'effondra en larmes. Sa sœur et ses frères, trop jeunes, ne réalisaient pas le drame qui se déroulait devant eux.

Après l’enterrement de sa femme, mon grand-père se retrouva donc seul pour élever ses cinq enfants. Devant l'ampleur de la tâche, et certainement très désemparé, il dut se résigner à placer René et Camille, les deux plus jeunes, dans une maison pour enfants - un orphelinat, en fait - à Estavayer. Quelques fois, il allait les chercher en train pour les vacances et il se rendait alors compte combien ils avaient grandi, ses deux petits.


Sur le chemin du retour. René et Camille chantaient à tue-tête «La belle maison ! La belle maison!» Comme ils étaient heureux, ces deux bambins, de retrouver leur maison et de revoir Paul, Olga et Fernande ! C'était bien mieux que l'orphelinat.

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En tant qu'aînée, et pour aider son père, Fernande s'occupait des tâches ménagères, de la toilette de ses frères et sœur. Le père, lui, préparait les repas. Il fallait bien s'organiser maintenant que la maman n'était plus là.

La vie était dure pour cet homme!


Emus par sa situation, des habitants d'Yverdon lui apportaient des gâteaux, et aussi des habits pour lui et ses enfants. Il faut dire qu’en ces temps-là, le mot solidarité avait vraiment un sens bien plus présent que de nos jours.

Un jour, il rassembla tous ses bambins et les emmena avec lui pour un voyage à Lausanne. Il avait rendez-vous avec une dame ayant répondu à l'annonce qu'il avait fait paraître dans le journal, en vue d'un éventuel mariage. Hélas, cette dame n'était pas prête à assumer autant d'enfants déjà présents, et il s'en retourna à Yverdon, seul avec toute sa marmaille. Il comprit alors que cette fois, il était vraiment seul.

Quelques temps après, René et Camille purent quitter l'orphelinat et rentrer enfin chez eux, à la maison. Déjà doté d'un sacré caractère, le petit Camille aimait jouer au «caporal» et donner des ordres aux plus grands. De son côté, mon grand-père travaillait beaucoup pour entretenir sa petite famille. Parfois, il emmenait ses enfants au cinéma voir des films de Charlot.

Il ne régnait pas une grande discipline dans la maison, ça courait partout, de la cave au galetas, dans un joyeux chahut. D'ailleurs, les enfants du quartier aimaient bien venir jouer dans le grenier. Pour se faire quelques petits sous, les cinq frères et sœurs décidèrent de jouer «au cirque» et montèrent un petit spectacle qu'ils donnaient devant les autres gamins du quartier à qui ils faisaient payer un ou deux sous - voire cinq centimes pour les plus riches d'entre eux.


Chacun avait son rôle dans le spectacle : Fernande était la "dresseuse de chat" qu'elle déguisait avec quelques habits de poupée et qu'elle promenait dans une petite poussette (bien entendu, le chat prenait la poudre d'escampette à la première occasion), Olga dansait faisait la roue et le grand écart, les garçons s'improvisaient acrobates, tous les gamins riaient et applaudissaient.

Mais Fernande, particulièrement gourmande et espiègle, profitait d'un moment d'inattention générale pour subtiliser la boîte en carton contenant

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La recette du spectacle et courait s'acheter pour quelques sous de brisures chez le boulanger (Pour ceux qui l'ignorent, les brisures étaient les biscuits cassés que l'artisan vendait aux enfants pour trois fois rien à défaut de ne pouvoir les présenter à ses clients) dont elle se goinfrait avant de rentrer.

A son retour, le spectacle était terminé, les brisures dévorées, les sous dépensés. Se rendant compte de l’entourloupe que leur avait faite leur sœur aînée, Olga et Paul attendaient de pied ferme, et furieux, lui passaient une rossée et lui tiraient les cheveux. Les jours s'écoulaient ainsi paisiblement, dans une joyeuse insouciance. Survint alors un autre drame.

Paul dormait dans la même chambre que son père. Une nuit, il fut tout à coup réveillé par un bruit sourd, là, tout près de lui. C'était son père qui, foudroyé par une crise cardiaque, s'était effondré sur le plancher. A cette époque, on ne faisait pas contrôler sa tension comme de nos jours !

Voyant son père étendu par terre et qui ne bougeait plus, Paul grimpa quatre à quatre l'escalier pour aller prévenir ses sœurs.

- Venez vite, les filles, le père vient de mourir !

Elles se réveillèrent et, croyant à une blague de leur frère, Fernande et Olga le réprimandèrent.

- Veux tu ne pas parler comme ça de papa, tu n'as pas honte !
- Non, je vous assure, venez voir ! Répondit Paul.

Ils descendirent tous les trois dans la chambre où gisait leur père, toujours immobile. Affolés, ils prirent une bougie qu'ils allumèrent, et se précipitèrent pour aller chercher le médecin.

Embarquant sa trousse, ce dernier les raccompagna chez eux pour venir voir ce qu'il se passait. Arrivé à la maison, il se rendit dans la chambre et se pencha sur le corps inanimé.


Il l'examina, puis il enflamma une allumette, souleva les paupières de la victime, la promena devant ses yeux et dit :

- Mes pauvres petits, votre père est décédé ! Je ne peux plus rien pour lui.

Tous trois se mirent à pleurer à chaudes larmes. Il fut décidé qu'ils ne pouvaient pas rester seuls, livrés à

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eux-mêmes, et qu'ils termineraient tous la même nuit à l'Armée du Salut.

Ma mère avait douze ans, mon oncle Paul en avait onze.

Les deux filles furent placées à la campagne dans deux familles différentes, Fernande à Grandcour, petit village du district de Payerne serti dans la vallée de la Broye, et Olga à Cronay, pas très loin d'Yverdon, tandis que Paul fut recueilli par un épicier d'Yverdon ; René et Camille, les deux plus jeunes, reprirent le chemin de l'orphelinat.

C'est ainsi que la petite famille fut dispersée à tout jamais, car en ce temps-là, on ne se préoccupait pas tant des traumatismes psychologiques que cela pouvait occasionner et on séparait les enfants d'une même fratrie sans aucune autre considération.

Ma mère souffrit beaucoup pendant son séjour chez ces paysans. Elle devait y rester huit longues années.

Lorsqu'elle eut vingt ans, ma mère partit travailler à Lausanne, la "grande ville", comme bonne à tout faire dans une famille bourgeoise.

Elle aurait bien voulu apprendre le métier de coiffeuse, mais pour la famille qui l'employait, il n'était pas question de lui offrir la possibilité d'effectuer un apprentissage. Ils l'avaient engagée comme bonne, un point c’est tout. Elle se retrouva donc très seule, n'ayant plus personne pour l'encadrer, pour la pousser à apprendre un métier, pour l'encourager, et sans trop de perspectives d'un autre avenir.


La vie n'était de loin pas facile pour elle, chez ces gens; non seulement devait-elle s'acquitter de toutes les tâches ménagères dont elle était chargée durant d'interminables journées, mais quand on était bonne à tout faire en ce temps-là, on ne pouvait pas faire comme on voulait et on était très surveillée, même pendant son temps libre. Le soir, par exemple, la patronne prenait le droit de venir sans prévenir dans sa chambre pour vérifier qu'elle était bien là, dans le lit ! Qui plus est, à cette époque, dans le début des années 1930, on économisait sur presque tout et ses patrons excellaient particulièrement dans cet art de l'économie. Les repas de l'employée étaient donc assez frugaux, on économisait sur l'électricité et si ma mère voulait lire un peu avant de s'endormir, elle ne pouvait le faire qu'à la lueur d'une lampe de poche, cachée sous son duvet ! Il n'y avait absolument pas de liberté comme aujourd'hui.

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Un jour cependant, elle trompa la vigilance de ses patrons et s'abandonna dans les bras d'un garçon, dont elle tomba enceinte, ce qui l'embêta beaucoup. Il faut rappeler qu'à cette époque, les mères célibataires les filles mères, comme on disait alors, étaient très mal considérées. Elle alla rendre visite à son frère Camille qui se posait des questions et ne comprenait pas pourquoi sa sœur grossissait toujours plus ! Elle se mit à avoir de grosses envies de pommes, et comme elle crevait de faim, elle allait en voler sous les arbres des vergers avoisinants.

Avec son caractère bien trempé, et comme elle n'avait pas la langue dans sa poche, elle envoyait facilement "promener" ses patrons, ce qui eut pour résultat qu'elle changeait à tout bout de champ d'employeurs. Dans son état, la vie devenait de plus en plus dure.


Les mois passèrent, jusqu'au jour où, pour épater la galerie et prouver qu'elle était encore souple bien qu'enceinte, elle fit le grand écart et perdit les eaux !
Ma mère accoucha à Pully, à l’armée du Salut, et c'est ainsi que je vins au monde, à 3 heures du matin, sans un cheveu sur la tête et avec une grande bouche jusqu'aux oreilles !


Ma mère a toujours prétendu que je serais née un mois avant terme, mais elle ne savait pas très bien compter et surtout, elle ne savait jamais à l'avance quand elle allait avoir ses règles - il paraît que ça existe ! -, elle se sentait toute perdue et tellement nerveuse intérieurement.

DEUXIEME PARTIE

MON ENFANCE


A ma naissance, ma mère, qui n'avait que vingt ans, était au comble du désarroi. Elle se retrouvait sans métier, sans argent, sans rien, mais avec un enfant sur les bras ! On m'assigna un tuteur privé et fut placée en pension, car à l'époque les filles mères ne pouvaient pas garder leurs enfants.

Ma mère était très belle, mais diablement caractérielle et rien dans la tête ! Puisqu'elle était sans métier, elle décida tout simplement de se mettre en appartement et de recevoir des messieurs.

Quand j'eus un peu grandi, ma mère me chercha une famille d'accueil en mettant une annonce dans La

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Feuille d'Avis de Lausanne. Elle en trouva une à Vevey. C'était un couple sans enfant, tout prêt à s'occuper de moi. Très vite, j'allais appeler la gentille dame maman Rose et son mari, papa James. Car les enfants s'attachent rapidement aux personnes qui s'occupent d'eux. Parfois, je pouvais aller à Lausanne quelques jours chez ma mère et le soir, je pouvais l'entendre descendre les escaliers en bois de la rue Chaucrau pour aller faire des clients.


Ma mère ne me parlait jamais de mon père. Il y avait bien un certain "monsieur" qui avait été condamné à lui verser 30 francs par mois - qu'il dût payer pendant vingt ans - mais ils ne se voyaient ni ne se parlaient plus. Je n'en savais pas davantage.

Elle fît alors la connaissance d'un homme déjà marié qui ne tarda pas à quitter sa femme pour aller vivre avec elle. Ils s'installèrent dans un joli appartement, à la rue Bosquet. Elle me le présenta : c'était papa Marcel.

Quelques fois, je quittais Vevey pour aller en vacances chez eux. Ils me semblaient un couple heureux. Quand tout à coup, une tuberculose se déclara chez papa Marcel, et lors de mes visites, je le trouvais souvent alité.

J'étais toujours contente de rentrer à Vevey retrouver maman Rose et papa James. Je dois avouer que je la préférais à ma mère. Je trouvais qu'elle faisait plus "sérieuse" que ma mère qui, elle, se pomponnait un peu trop à mon goût. De plus, maman Rose tricotait admirablement bien, elle était aussi très bonne ménagère et son intérieur était toujours impeccablement tenu. Et puis, j'avais une confiance

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sans limite envers cette nouvelle "maman" qui s'occupait de moi jour après jour et me donnait l'affection dont j'avais besoin.

Bien sûr, ma mère venait de temps à autre me trouver à Vevey et, comme elle avait de l'argent, elle venait toujours avec des cadeaux extraordinaires pour moi ; j'avais reçu, je m'en souviens, un petite cuisinière électrique (avec four !), ce qui était somptueux pour l'époque - raison pour laquelle maman Rose ne voulait pas que je joue avec, sans doute pour ne pas l'abîmer mais aussi une ravissante chambre à coucher ainsi qu'une petite salle de bains pour mes poupées. Elle me gâtait, c'est vrai, mais tout cela ne remplaçait pas l'amour d'une mère, évidemment !

Lorsqu'une fois je rentrai à Vevey d'un séjour chez ma mère, maman Rose me fit une énorme et troublante confidence : elle me raconta que papa Marcel n’était pas mon vrai père !


Puis vint le jour où la concierge de l'immeuble que nous habitions, rue de l'Union à Vevey, monta chercher maman Rose qu'on demandait au téléphone. Elle descendit précipitamment pour répondre à l'appareil. C'était un appel de Lausanne qui annonçait le décès de papa Marcel. Peu de temps après, ma mère est venue me chercher pour aller à l'enterrement de papa Marcel. De la gare, nous nous sommes rendues à l'église en taxi. Evidemment, comme je savais que ce n'était pas mon vrai père, je ne pleurai pas ! Sa famille nous ignora et ne nous adressa pas la parole. Je crois bien qu'il n'était pas divorcé.

Après cette journée sinistre et fatigante où tout le monde était en noir, j'étais soulagée de rentrer à Vevey, « chez moi » ! Et plus le temps passait, plus je devenais proche de maman Rose.

Il nous arrivait de nous rendre parfois à Concise, un charmant petit village au milieu des vignes, sur la route d'Yverdon à Neuchâtel au pied du Mont Aubert, pour visiter sa famille. Du coup, j'avais une grand-maman - la mère de maman Rose - qui me préparait un peu de vin avec de l'eau tiède et du sucre lorsque nous étions à table. L'ambiance était chaleureuse et très familiale, la maison très campagnarde. Le dimanche après-midi, les hommes écoutaient le match de football retransmis en direct à la radio, avec les commentaires du célèbre reporter Vico Rigacci - j'ai été très étonnée, en entendant parler de lui longtemps après, qu'il fut encore en vie ! – lors de ces rencontres autour de la radio j'entendais parler de

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corner et autres termes mystérieux pour moi, ignorant qu'il s'agissait de règles du jeu, et les discussions étaient très animées entre les hommes qui refaisaient le match quand il était terminé.
J'y retrouvais aussi des "cousines", des filles de la campagne, très simples, avec qui je pouvais jouer. Quelques fois, elles descendaient nous rendre visite à Vevey, tout heureuses de pouvoir s'amuser avec moi et mes jouets très luxueux qui les fascinaient, tant ils étaient d'avant-garde ! Et maman Rose, qui était très à cheval sur l'ordre et le rangement, exigeait que nous remettions tout bien en place.

La vie s'écoulait ainsi, paisiblement, entre Vevey et nos escapades à Concise, jusqu'au jour où papa James - qui était magasinier, si je me souviens bien - se retrouva au chômage. Cette situation causait bien des soucis à maman Rose, et elle dû se résoudre à se faire engager comme repasseuse chez des gens argentés.

Un beau matin de 1939 - nous étions au printemps - un brouhaha inhabituel régnait dans les escaliers de l'immeuble de la rue de l’Union. Toutes


les dames y étaient réunies et discutaient, et c'est ainsi que j'appris que la guerre était déclarée ! J'avais alors cinq ans. Papa James fut rapidement mobilisé et je vis maman Rose préparer les habits militaires de son mari, qui partit pour la région de Château-d'Œx. Comme ce n'était pas très loin de Vevey et lorsqu'il avait des permissions, il venait à la maison. Avec la guerre vinrent les restrictions. On économisait le beurre, le pain, la viande, les œufs, le chocolat qui étaient devenus des denrées rares ! Le chocolat j'en avais droit à deux carrés seulement, et encore, très rarement ! Les femmes, pour participer à l'effort de guerre, tricotaient des chaussettes pour La Croix-Rouge, Qu'elles amenaient elles-mêmes. Le bruit des avions et des sirènes, la nuit, me faisaient horriblement peur, et je pleurais, effrayée, seule dans ma chambre. Maman Rose venait alors me chercher pour dormir avec elle. Elle m'avait appris à bien ranger chaque soir mes habits car, disait-elle :


- On ne sait jamais. Si nous devions partir !

D'ailleurs, une valise était toujours prête, juste derrière la porte, au cas où. Papa James fut accidenté pendant son service militaire, aussi put-il rentrer à la maison. Heureusement, ce n'était pas trop grave. Maman Rose prit alors la décision d'ouvrir une arcade de primeurs pour y vendre fruits et légumes.

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II y avait beaucoup d'étrangers parmi sa clientèle. En ces temps de guerre, Vevey, Montreux, Territet, toute la région comptait un grand nombre de réfugiés, des juifs pour la plupart, qui fuyaient les persécutions dont ils étaient l'objet. D'ailleurs, beaucoup de ces enfants étaient dans la même classe que moi, à l'école.

J'ai le souvenir qu'à l'époque, comme la télévision n'existait pas, nous étions tenus au courant des événements par la radio qui nous annonçait, par exemple, qu'à telle ou telle date, il y aurait des convois de réfugiés venant de Paris ou de Milan. En fait, il s'agissait d'enfants, dont la venue en Suisse était organisée par la Croix-Rouge qui faisait le voyage avec eux. Les familles suisses pouvaient alors s'inscrire pour accueillir un enfant chez elles pendant trois mois, la durée de séjour qui leur était autorisée. Mais le plus souvent, les gens repartaient avec trois ou quatre de ces pauvres gamins, car il y en avait beaucoup plus que ce qui avait été prétendu !

II est vrai qu'on a connu « l'ambiance de la guerre ». C'était triste, on avait peur, surtout les enfants, quand on entendait le grondement des avions dans le silence de la nuit, mais c'était quand même une ambiance formidable, parce qu'on s'occupait vraiment les uns des autres.

Et puis, à tout bout de champ il y avait des cortèges de nos militaires. Cela nous rassurait. On se disait :

- Heureusement, on a des militaires qui sont bien, on a nos montagnes qui nous protègent !

On se sentait en sécurité. Mais jamais n'aurions-nous pu imaginer un seul instant, à l'époque, ce qui allait être révélé au sujet de l'argent des juifs, quelques cinquante ans plus tard, par l'affaire des fonds en déshérence. Je crois que cela nous a "réveillés; en secouant un peu notre bonne conscience, et d'un côté, ce n'est pas plus mal ainsi !

Entre temps, je n'avais plus de nouvelles de ma mère. En fait, je ne l'ai pas revue pendant un an ! Un jour que je m'en étonnais et que j’avais questionné maman Rose au sujet de ce long silence, elle m'avoua sans trop de réticence que ma mère était en prison car elle avait été malhonnête avec un agent de police. Et que c'était pour ça qu'elle ne pouvait pas s'occuper de moi. Elle était incarcérée à la prison pour femmes de Rolle.

Avec le recul, je pense que maman Rose - qui était un

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peu ‘’charogne’’ sur les bords et voulait que je m'attache toujours plus à elle - ne s’est pas beaucoup fait prier pour me faire cet aveu. D'autre part, maman Rose était malade ; elle avait quelque chose dans le ventre, mais je n'ai jamais su très bien ce qu'elle avait, sauf que c'était pour cela qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfants. Je me souviens qu'un jour, elle fit semblant d'être morte, assise dans son fauteuil ! Elle voulait simplement voir ma réaction. J'ai beaucoup pleuré. Mais maman Rose avait beaucoup d'affection pour moi, et je me souviens qu'elle me faisait de très belles fêtes d'anniversaire, avec tourtes et bougies et plein d'enfants pour le goûter.

A l'école, j'avais de la peine à apprendre mes leçons et des difficultés à comprendre tout ce que l'institutrice nous apprenait. Mais j'aimais beaucoup quand elle nous racontait quelques histoires magnifiques, généralement le samedi matin; une fois, elle nous parla du naufrage du Titanic et cela me fascinait !

Après l'école, j'avais la liberté d'aller faire de la trottinette et je partais marauder les fruits sous les arbres.

Quelques fois, maman Rose et moi allions au Mont Pèlerin, en dessus de Vevey. Il y avait beaucoup de vignes et nous y grappillions ensemble, après les vendanges.

En été, je partais en vacances à la campagne chez la sœur de maman Rose, à Missy, un petit village broyard dont le nom résonne comme deux notes de musique. Sa sœur elle aussi n’avait pas d’enfants. Nous allions glaner dans les champs, après les moissons. On me plaçait sur un petit char, assise sur le blé qui me piquait les fesses. Le soir, je prenais un bain dans le grand bac qui avait chauffé toute la journée au soleil. Dans la cour de la ferme, il y avait une vieille voiture qui se trouvait là par je ne sais quel hasard, et que je faisais semblant de conduire.

Le matin, je partais avec mon tricycle dans la campagne environnante et rentrais souvent vers 13 heures, ce qui me valait d’être grondée à mon retour. J’avais peur aussi la nuit, à Missy, et je pleurais, mais là, on ne venait pas me chercher.

La fin de l'été venue, je rentrais à Vevey et reprenais le chemin de l'école. Le mercredi après-midi, j'allais souvent au Fip-Fop Club à la Tour-de- Peilz ; il Y avait là une salle de cinéma où la maison « Nestlé » organisait gratuitement des projections de films spécialement pour les enfants. Il fallait au préalable

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acheter une sorte de petite broche de couleur grise avec "Fip-Fop" écrit en rouge, que l'on devait porter sur soi et qui nous donnait accès à la salle de projection.

C'est là que j'ai vu pour la première fois Charlot, Laurel et Hardy, et bien d'autres encore. Lorsque tous les enfants étaient assis, il y avait un monsieur qui venait animer et que nous appelions "Parrain" et qui nous accueillait avec un Bonjour les enfants! Et la salle entière de lui répondre en chœur: Bonjour Parrain !

Quelle ambiance il y avait dans cet endroit et comme on adorait ça. Tous les trois mois, on recevait un petit journal avec le programme des films qui allaient être présentés. En ces temps troublés par la guerre, ça avait un succès fou et la salle était pleine de gamins émerveillés et ravis de passer ainsi leur après-midi de congé. Je crois d'ailleurs qu'il existait une autre activité du même genre également à Lausanne.

D'autres fois, maman Rose m'emmenait à Territet, chez les parents de son mari. Les nombreux hôtels tout au long du bord du lac, de Montreux à Territet, étaient remplis d’étrangers, le panorama de la Riviera vaudoise était (et est encore) vraiment splendide, nous pouvions fréquemment admirer de magnifiques couchers de soleil sur le lac et les Dents-du-Midi.

J'entendais parfois les adultes parler entre eux à propos d'un certain monsieur qui habitait Corsier, et comme maman Rose avait la langue un peu trop pendue, ce n'était pas trop difficile à décrypter les rumeurs.

J'ai cru comprendre qu'il s'agissait de mon vrai père, et qu'il était marié. On peut s'imaginer à quel point j'écoutais attentivement, je n'en perdais pas une miette ! J'aurais tellement voulu le voir, ce monsieur si mystérieux, j'aurais tant aimé le rencontrer et mieux le connaître. Ma curiosité était piquée à vif ! Pouvoir mettre un visage sur celui qui était "mon vrai père".

Du moment que j'ai su qu'il existait vraiment, je me suis mise à lui écrire en secret des petites choses sur des billets que je cachais soigneusement dans le tiroir de ma petite table de chevet - j'avais si peur qu'on les découvre - je me souviens de ces petits mots qu'il ne recevrait jamais sur lesquels je lui demandais si peut-être j'avais une demi-sœur ou un demi-frère, je voulais savoir comment il allait, je lui confiais mon désir de le voir.

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C'était le souhait qui me tenait le plus à cœur, dès lors que je savais qu'il n'était plus seulement un personnage hypothétique, mais qu'il avait une existence bien réelle, alors mon imagination ne connaissait plus de limites : quels pouvaient bien être les traits de son visage ? Est-ce que je lui ressemblais un peu ? Tant de questions sans réponses.

Puis un drame frappa cruellement un membre de ma famille.

Mon oncle René, alors qu'il avait à peine 20 ans, fut fauché par un camion tandis qu'il circulait à bicyclette, et fut traîné plusieurs mètres sur la chaussée. Son état était jugé très critique. J'étais si triste pour lui, je l'aimais bien, c'était le plus intelligent de mes oncles ; il était apprenti mécanicien. Pour Noël, j'ai pu aller le trouver à l’hôpital Nestlé à Lausanne, et je lui ai récité une poésie que j'avais apprise spécialement pour lui.

Il souffrait tellement, c'était bouleversant, j'avais mal pour lui. Ses douleurs étaient si intolérables qu'il appelait la mort de tout son être. « Viens, viens me prendre, répétait il, je n'en peux plus ! » Gémissait-il, il souffrait tellement. Il est décédé, peu de temps après, à l'hôpital Nestlé.

J'allais moi-même vivre une séparation aussi inattendue que redoutée.

La santé de maman Rose se dégradait petit à petit, elle avait de plus en plus fréquemment des douleurs au ventre. Ça lui devenait toujours plus difficile de s'occuper de moi, il fallait absolument qu'elle se repose. Elle en fit part à ma mère, en la priant de

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prendre ses dispositions afin de me récupérer.

Le moment était donc venu de quitter Vevey, papa James et maman Rose. A l'occasion de mon départ, elle avait organisé une grande fête et invité tous mes petits camarades pour les quatre heures. Je m'en souviens encore, nous avions mangé des bombes glacées vanille fraise, des spécialités représentées par un skieur en chocolat! J'étais loin de me douter que je ne devais plus jamais la revoir. Elle est morte quelques temps après que j'eus quitté Vevey.



Ma mère m'avait alors trouvé une famille d'accueil à Bussigny. Ils avaient deux enfants, une grande fille et un garçon de sept ans. Moi, j'en avais dix. Je n'avais même pas le droit à une chambre et devais dormir dans la salle à manger.

Je priais tous les jours pour ne pas rester dans cette maison. Il faut croire que mes prières furent entendues, car je n'y suis demeurée que trois ou quatre mois qui me parurent une éternité !

Ce que j'ignorais, bien sûr, c'est qu'entre-temps, ma mère avait fait la connaissance d'un homme - de six ans son cadet - avec qui elle s'était mise en ménage et avait des projets de mariage.

Il fût donc décidé que je pouvais revenir vivre avec elle, à Lausanne. Que j'étais contente de quitter Bussigny et cette famille où je ne me plaisais pas!

J'étais à des années-lumière d'imaginer que la suite de ma petite existence, ne devait pas être aussi rose de ce que j’espérais , car à peine étais-je arrivée dans ce nouveau foyer que ma mère se mit à juger : que j'avais décidément trop de chenit comme elle le

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répétait souvent et elle commença par donner tous mes jouets, principalement aux enfants de la concierge.

Elle en distribua à tours de bras, et moi impuissante et désespérée, je voyais les deux grosses valises se vider de tous mes trésors - notamment mon poupon noir que j'avais baptisé Rallala-Allala et je pleurais, je pleurais. Je n'avais pu sauver de ce désastre que mon petit chien noir en peluche, Pathy; je dormais avec lui tous les soirs, en le serrant très fort contre moi, et je lui parlais.

Je n'étais pas heureuse chez ma mère; elle était très dure avec moi, mais je crois qu'elle ne s'en rendait pas compte. J'avais le sentiment qu'elle ne m'aimait pas !

Elle insista même pour que j'appelle dorénavant mon nouveau beau-père «papa», à cause des voisins, disait-elle ! Moi, je n'avais pas envie de l'appeler ainsi. Et plus le temps passait, plus je m'ennuyais de maman Rose, et ma mère en était jalouse.

L'appartement que nous habitions était très sombre. Aussi, ma mère et mon beau-père décidèrent de déménager pour une maison plus moderne, avec ascenseur ! Notre nouvel appartement n'était pas très grand; il se composait de deux petites chambres reliées par un grand balcon avec une très belle vue sur Lausanne, d'un garde-manger et d'une cuisine équipée d'un calorifère à bois et qui donnait sur un balcon. Nous étions à la rue du Bugnon.

La nuit, je pouvais entendre le guet égrener les heures.

Les voisins étaient des amis et nous allions souvent manger chez eux. C'était encore la guerre, mais pourtant - et curieusement! - la nourriture y était abondante. C'est qu'en fait ils avaient organisé un petit trafic consistant à récupérer et décoller des coupons de nourriture pour ensuite les revendre. Ils y avaient associé ma mère et mon beau-père, car travaillant dans un magasin d'alimentation, il avait toute facilité pour subtiliser les cartes sur lesquelles étaient collés les coupons. Ma mère s'occupait de les décoller des cartes en les plongeant dans des cuvettes remplies d'eau, et le voisin se chargeait de les vendre.

Tout se passait bien et tout ce petit monde en profitait agréablement, jusqu'au jour où le pot aux roses fut découvert. Les deux hommes furent poursuivis et il y eut un procès.

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La chance était néanmoins du côté de mon beau-père puisqu'à ce moment-là, ma mère était employée pour le nettoyage des bureaux d'un avocat de Lausanne. Elle prit conseil auprès de cet avocat et lui demanda s'il voulait bien se charger de la défense de mon beau-père. Il accepta.

Grâce à cette demande et à l'intervention de ce bon avocat, la délicate situation de mon beau-père et de son ami fut sauvée et ils s'en sortirent plutôt bien!

Je n'ai jamais vraiment su si le voisin a dû effectivement faire de la prison, toujours est-il qu'après cette affaire, nous avions cessé toute relation avec ces voisins et nous ne nous parlions plus.

Vivant en concubinage depuis un certain temps déjà, ma mère et Bernard décidèrent de légaliser leur union, et ils se marièrent enfin. J’étais assez contente, car il était très gentil avec moi, papa Bernard. J'aimais beaucoup mon beau-père.

1945

Avec la fin de la guerre en 1945 vint au monde un adorable petit frère prénommé Michel. J'avais onze ans, et j'étais aussi sa marraine ! Il régnait une bonne ambiance à la maison, quel bonheur ! Prenant mon rôle très au sérieux, j'étais extrêmement occupée avec ce petit bonhomme.

Un soir que les parents étaient sortis pour aller au cinéma, sur le coup des 22 heures je réveillai mon petit frère pour le mettre sur le pot; comme il faisait froid, j'eus l'idée de faire chauffer le pot directement sur la gazinière puis j'assis le petit Michel dessus. Ce qui devait arriver arriva, et mon petit frère eut les fesses bien brûlées. Heureusement, ce n'était pas trop grave et il fut bien vite guéri.




LE PETIT MICHEL

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A l'âge de deux ans, le petit Michel fut atteint d'une otite assez sévère et il du partir pour l'hôpital des enfants. Nous allions lui rendre visite tous les jours, mais nous ne pouvions le voir qu'au travers une vitre. La sœur infirmière protestante nous expliqua que c'était pour éviter les risques de contagion. Quand enfin il put sortir pour regagner la maison. Nous avons passé un merveilleux été, cette année-là. Je m'occupais beaucoup de lui; nous allions à la plage au bord du lac et j'étais sans cesse en train de lui courir après. Ensuite, bien bronzés, nous rentrions à pied et je poussais le pousse-pousse. J'adorais ce petit frère; je chantais, il riait. Il parlait très bien pour son âge, il était vif et très intelligent.

Mon beau-père, ainsi que sa famille, tout le monde l'aimait beaucoup, ce petit garçon blond aux yeux bruns de deux ans et demi. Le petit Michel était un vrai rayon de soleil !

Mais en septembre 1947, mon petit frère tomba à nouveau malade des suites de cette otite. Une septicémie s'était déclarée. Le 27 septembre à 22 heures, des voisins qui avaient le téléphone, appelés par l'hôpital, sont venus nous avertir que son état s'était sérieusement aggravé. Mes parents partirent de toute urgence pour l'hôpital, mais ils arrivèrent trop tard le petit Michel était décédé.

13 ans et demis - 1947

J'avais treize ans et demi, et depuis le décès tellement prématuré de mon petit frère, je souffrais, car de plus

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j'adore les enfants.


MON ADOLESCENCE




Deux ans plus tard, un nouveau petit frère est né. Cette fois-ci, il avait les cheveux noirs qui mettaient en valeur de magnifiques yeux bleus. C'était Patrick.

En dépit de ce nouveau bonheur, ma mère était devenue quasiment insupportable. Elle était toujours de mauvaise humeur, jamais contente de rien et, elle fumait, fumait incessamment, comme une vraie cheminée. Elle était surtout devenue très caractérielle. Était-ce dû au décès du petit Michel, dont elle avait beaucoup de peine à se remettre? Sans aucun doute.

D’autre part, il y avait aussi son passé déjà passablement chargé. La combinaison des deux la rendait fort irritable.

L'ambiance à la maison devenait chaque jour plus pesante et difficilement supportable. Tant et si bien que six mois après la naissance de Patrick, mon beau-père, ne la supporta plus et, en eut assez de vivre avec elle. La veille de Noël, le 24 décembre exactement, papa Bernard s'en alla pour aller vivre ailleurs.

Ma mère se retrouva donc toute seule, avec ses deux enfants ! Et c'est dès cet instant, pour moi, que la situation familiale était définitivement devenue invivable !

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Elle passait ses nerfs sur moi et me battait souvent, pour un oui ou pour un non. Pour me défendre de ses coups, je la frappais en retour.

Un jour, n'en pouvant plus de cette situation et des rossées que m'administrait ma mère, je me suis rendue au poste de police du quartier. Après m'avoir entendue, les gendarmes décidèrent de m'emmener dans une pension qui s'appelait Sainte-Hélène. C'était une très jolie maison, près du Trabandan, tenue par des sœurs en civil; l'ambiance y était très gaie et je m'y trouvais bien.

Vers l'âge de 15 ans, j'ai alors commencé un apprentissage de couturière en parapluies à la rue de Bourg.

A cette époque, j'étais très pratiquante et ma paroisse était la cathédrale de Lausanne; je faisais partie des Jeunes Paroissiennes. J’étais devenue monitrice à l'école du dimanche et je chantais avec le chœur de la paroisse.

J'étais placée sous la responsabilité du tuteur Général, qui jugea bon pour moi de m'éloigner pour quelques temps, et c'est ainsi qu'il fut décidé que je serais placée en Suisse allemande, à Weiningen près de Zürich, dans la famille d'un pasteur qui avait quatre enfants. J'avais environ 17 ans alors, et j'étais déjà déterminée à m'inscrire, à l'école de Champ Soleil , à Lausanne. C'était une école privée, à vocation sociale, qui dispensait une formation pour s'occuper d'enfants, normaux et anormaux, d'adolescents difficiles et de personnes âgées.


Il fallait cependant que j'attende d'avoir 18 ans, pour pouvoir commencer cette école.

Mais revenons un instant à Weiningen.

Le presbytère était très bien tenu, car la femme du pasteur était terriblement maniaque. J'étais, en fait, ce que nous appelons aujourd'hui une jeune fille au pair.

On estimait qu'il fallait que j'apprenne à travailler et que je n'avais pas de méthode ! La maison était grande, et je devais m'occuper des tâches ménagères. Arriva le moment des grands nettoyages de printemps, et à cette époque là, en Suisse allemande, on commençait par le galetas que la femme du pasteur m'a fait récurer

à fond. Comme nous étions juste «après-guerre» ma patronne me disait que, si la guerre devait recommencer, il fallait que tout soit propre et en ordre afin qu'on puisse y héberger quelqu'un immédiatement.

Il y avait ma chambre et ma

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petite salle de bains, puis les chambres des enfants, et celle des parents. Il fallait tout nettoyer, tout laver, chambre par chambre, et je devais consacrer une journée entière, par chambre ! Il fallait sortir la literie que l'on aérait dehors, sur l'herbe ; astiquer les boiseries et j’en passe. J'avais vraiment fort à faire et je travaillais du mieux que je pouvais. Je peux garantir qu'à la fin j'avais retenu, la méthode ! Mais ce que je préférais, c’était raconter des histoires à ces quatre bambins. Je suis restée, presque une année, dans cette famille, de novembre à août ; période à laquelle je ne suis pas revenue en Suisse romande, même pas pour les fêtes de Noël.

Je devais aussi, bien sûr suivre des cours d'allemand, mais je trouvais l'apprentissage de cette langue difficile, car je n’avais pas une bonne maîtrise de ma mémoire.



TROISIÈME PARTIE

L'AUBE DE MA VIE D'ADULTE




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Vint enfin le moment de rentrer à Lausanne, afin de commencer cette école sociale. Je retrouvai donc ma mère et mon petit frère Patrick. Ce petit garçon me semblait très nerveux et d'une grande instabilité. Il faut dire que le contexte n'inclinait pas à la sérénité.

Ma mère était toujours aussi nerveuse et très fatiguée. A cette époque, elle s'occupait de nettoyages de bureaux.

Elle se levait vers les 3 heures du matin pour aller travailler de 4 heures à 8 heures du matin, pendant que le petit dormait. Il faut lui laisser cela, car c'était une sacrée bosseuse, comme on dit chez nous.

J'ai tout de suite senti qu'il fallait que je prenne mon petit frère en main, que je m'occupe de lui, et qu'on fasse des jeux ensemble pour le calmer. Il paraissait très angoissé, posant toujours les mêmes questions concernant les accidents.

Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Alors j'essayais de lui donner tout ce que je pouvais, car je ressentais très fort cette angoisse qu'il essayait d'exprimer. Et comme je connaissais bien ma mère, depuis le temps que nous tentions une fragile cohabitation; d'ailleurs je luis disais:

- Il faut essayer de le distraire, faire des jeux avec lui et le laisser gagner !

Comme elle n'était pas particulièrement psychologue, elle lui disait :

- Allez, viens ! On va faire un jeu, et puis c'est toi qui

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gagnes. C'était tout elle ! Elle était comme ça, ma mère !

Je pus enfin commencer ma formation, à l'école de Champ Soleil. C'était vraiment très intéressant. Nous étions une volée d'une dizaine d'élève dans cet internat qui comptait généralement deux à trois par chambrée. Dès notre première rencontre, je les amusais beaucoup en dansant, en sautant du lit au lavabo. Une des élèves qui partageait ma chambre, prénommée Josette, alla chercher les autres afin de rire de mes pitreries.

C'est alors que j'ai commencé à imiter Joséphine Baker, car c'était ma chanteuse préférée. De plus, tout comme moi, elle aimait beaucoup les enfants (elle en adopta onze, je crois !), ce qui renforçait son prestige à mes yeux.

Cela dit, il s'agissait tout de même d'une école très religieuse, protestante, avec visite régulière du pasteur et prières avant chaque repas, et nos journées étaient réglées comme du papier à musique : le matin, nous commencions par une séance de gymnastique, puis nous passions à la toilette, nous nous rendions ensuite au réfectoire pour le petit déjeuner dans lequel l'on nous récitait des versets bibliques.

Nous portions toutes une robe bleue marine avec un petit col et un tablier blanc. Puis, nous suivions des cours théoriques. A ce niveau-là, je n'étais pas parmi les meilleures, car je n'avais décidément aucune mémoire.

Alors pour compenser cette lacune, je m'efforçais d'être irréprochable. Lorsque nous avions la visite du président de l'école et qu'il sonnait à la porte, j'étais toujours la première pour aller l'accueillir, toujours bien coiffée, tablier et col blanc impeccables !

Après une année de théorie, nous allions passer la pratique. Dans les maisons pour enfants on ne disait déjà plus orphelinats, j'avais la chance de pouvoir m'occuper d'enfants dits "normaux', bien que j'aie eu déjà une préférence pour les enfants déficients, ceux qui étaient le moins favorisés par la vie, afin de pouvoir leur apporter quelque chose, selon le stade requis par chacune de leur fragilité, bien sûr ! Les enfants dont j'avais la charge étaient généralement de parents divorcés, ou même abandonnés.

A la suite d'une année de pratique en tant que stagiaire à Boudry, dans le canton de Neuchâtel, que

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j'ai beaucoup appréciée, je suis retournée suivre les cours théoriques à Lausanne. Ma mémoire me faisait toujours autant défaut, mais j'étais très forte en pratique.

Je parvenais à distraire cinquante enfants en jouant au théâtre Guignol. Je confectionnais moi-même les marionnettes avec du papier journal trempé dans de la colle d'amidon; lorsque tout était bien sec, je les peignais et les habillais. Quel succès c’était merveilleux et magique !

Deux ans et demi plus tard, je réussissais mes examens, de justesse. Je me souviens bien d'une élève de notre volée qui avait échoué à la pratique, cela ne l'a nullement empêchée de devenir, par la suite, une excellente institutrice !

Après le passage des examens, le temps était venu de quitter l'école et de me lancer dans la vie active. J'entassai donc mes valises sur une charrette que j'avais empruntée pour rentrer à la maison, chez ma mère.

Quel ne fut pas son étonnement de me voir ainsi débarquer avec tout mon barda, à tel point qu'elle ne trouva rien de mieux que de nous renvoyer à l'école mes valises et moi ! Le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'étais décidément pas la bienvenue. L'étonnement se répercuta chez la directrice de l'école cette fois-ci, en me voyant revenir avec toutes mes affaires ! Elle eut toutes les peines du monde à raisonner ma mère, par téléphone ! Devant l'insistance de la directrice, ma mère dut finalement se résoudre à me reprendre chez elle, bien qu’à contre cœur.

Quant à moi, j'en eu des crampes d'estomac de devoir retourner habiter chez ma mère, en attendant de trouver du travail.



MES DEBUTS DANS LA VIE ACTIVE



C'est à Madame Madeleine S. R. que je dois ma première place de travail. Elle était la fille du Docteur R. de Leysin, et son mari était pasteur. Ils habitaient à Genève et avaient bien connu ma mère qu'ils avaient aidée à sa sortie de prison. Ils étaient les propriétaires de la clinique des Frênes-à-Leysin, à cette époque (1954-55) le personnel qualifié était très recherché, elle me suggéra de postuler là-bas, ce que je fis. Je fus engagée comme aide infirmière.


La clinique des Frênes était magnifique et l'ambiance

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qui y régnait était très agréable, on y soignait particulièrement les personnes atteintes de tuberculose.

Je me trouvais à l'étage des jeunes. Il y avait là une demoiselle du nom de Ludovique C. - curieux prénom pour une jeune fille! - qui n'était autre que la fille du célèbre écrivain.

C'était une enfant pleine d'esprit, que ses parents venaient souvent visiter de Paris.

Je me plaisais beaucoup là-bas; l'hiver, nous descendions en traîneau depuis les hauts de Leysin, avec les infirmières.

Les progrès de la médecine - notamment l'invention du poumon d'acier - et la diminution du nombre de malades eurent raison de la clinique qui, quelques temps plus tard, dut fermer ses portes.

Fort heureusement pour moi, l'école me proposa une place d'éducatrice à la Maison de Pinchat, à Genève.

C'était une maison pour enfants, immense, qui fonctionnait encore selon l'ancien système des orphelinats.

Il n’y avait pas de petits appartements pour les employés, comme j'avais pu connaître à Boudry qui était un établissement beaucoup plus moderne, mais de grands dortoirs, ainsi qu'une grande salle à manger où tout le monde prenait ses repas en commun.

La directrice était d'une extrême sévérité! Je ne me plaisais pas beaucoup dans cet univers austère et je n'avais qu'une hâte quitter cet endroit au plus vite.



MON PREMIER VOYAGE À L'ETRANGER



C'est ainsi qu'une des repasseuses, qui était italienne, me proposa une place de travail auprès d'une famille en Italie, pour m'occuper de leurs enfants.

Moi qui aimais tant voyager, je sautais sur cette occasion de quitter enfin la Suisse et acceptais ce nouvel emploi.

Cette famille résidait au bord de la mer, à Forte dei Marmi, en Toscane. Mais au lieu de me dire de me rendre directement là-bas, je ne sais pourquoi elle m'avait indiqué de me rendre à Lucca une toute autre direction.

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Je pris donc le train de nuit qui devait m'emmener vers ce pays que je ne connaissais pas.

Le voyage me parut bien long, car je n'étais pas habituée aux longues distances. Je devais changer de train à Milan; comme il y avait un certain temps d'attente entre les correspondances, je laissais mes deux grosses valises à la consigne de la gare et en profitais pour visiter un petit peu cette ville qui m'était encore inconnue.

Après avoir récupéré mes volumineux bagages, je montais dans le train en direction de Florence. En montant dans le wagon, je demandais au contrôleur : - Pour Lucca ? Il a sans doute dû me dire qu'il me montrerait. Comme je ne parlais pas un mot d’italien, j'avais compris que je devais descendre à la prochaine Station. L'arrêt suivant, c'était Modène, à mi-­chemin entre Milan et Florence! J'étais encore bien loin de ma destination finale, mais je l'ignorais.

Etant descendue du train, j'entendis le haut-parleur hurler: "Modena!" et le train repartit sans moi!

J'interrogeais le premier quidam : - Pour Lucca? Voyant que j'étais un peu perdue, on m'emmena vers le chef de gare qui tenta de me faire comprendre qu'il fallait aller jusqu'à Florence pour le changement de train.

Heureusement est arrivé quelqu'un qui parlait français. J'étais un peu désespérée, et en plus, je mourrais de faim, je n'avais rien mangé depuis mon départ de Genève, depuis la veille à minuit. J'avais bien tenté de m'acheter de quoi me restaurer au wagon-restaurant, mais je n'avais que des grosses coupures de lires italiennes, et aucune petite-monnaie ; c'était d'énormes billets de banque aussi, grands que des draps de lit dont j'ignorais tout de leur valeur.

Bien aimablement, on m'apporta quelque chose à manger.

Ensuite, on m'aida pour envoyer un télégramme à la famille que je devais rejoindre pour les avertir que je ne pourrais pas arriver à l'heure à Lucca comme prévu.

Arrivée finalement à destination, une autre anecdote ; lorsque je voulus descendre du train, deux agents de police se plantèrent devant la porte pour m'en empêcher. – «C’è la signorina francesa?» Me demandèrent-ils.

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J'ai bredouillé timidement que «oui». Je tombais des nues. Je ne comprenais vraiment pas ce qui se passait et je commençais à avoir la frousse! Devant ma perplexité, un jeune étudiant, qui voyageait dans le même compartiment et qui parlait un peu le français, s'improvisa traducteur et me fit comprendre qu'il ne fallait pas que je descende là, mais que je devais continuer un peu plus loin j'étais un peu interloquée, mais je leur fis confiance et regagnais ma place.

Il faut préciser qu'entre temps, la famille avait fait des heures de route pour venir me chercher à la gare de Lucca et que, ne m'ayant pas trouvée, était repartie à Forte dei Manni.

Elle a ensuite téléphoné à la police de Lucca en leur indiquant qu'il y aurait sans doute une jeune suissesse dans le train suivant et qu'il ne fallait surtout pas que je descende du train à Lucca, mais qu'il fallait que je poursuive mon voyage jusqu'à Viareggio!

Lorsque le train entra en gare de Viareggio, le contrôleur m'indiqua que j'étais arrivée à destination, il appela un porteur pour mes valises et la police!

Je n'avais jamais vu un policier aussi élégant, tout de blanc vêtu et portant des gants, blancs eux aussi. Il m'accompagna vers une station de taxis. Je montais dans la voiture qui m'emmena en direction de Forte dei Manni.



Le chauffeur pénétra alors dans un magnifique jardin et nous débouchâmes devant une très belle villa.

Il flottait dans l'air une bonne odeur de poisson et en marchant, ça "croustillait" sous les pieds, c'était le sable! Sans le savoir, je me trouvais au bord de la mer.

C'est ainsi que je fis enfin la connaissance de

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Monsieur et Madame Rollini qui m'accueillirent là, sur le perron, et de leurs deux beaux enfants de 11 et 8 ans, Antonella et Paolo. Il y avait aussi leur chien, Souzeli, qui aboyait joyeusement comme pour me souhaiter la bienvenue. Nous fîmes les présentations et ils me demandèrent si je désirais boire et manger quelque chose. Je leur répondis que je boirais bien un peu de sirop, mais Mme Rollini me fit remarquer qu'il n'y avait que du vin ou de l'eau.

J'étais un peu étonnée, mais comme j'avais très soif, je bus toute la carafe d'eau et mangeais goulûment la collation qu'elle me servit, sans trop me faire prier!

Après toutes ces aventures et cet interminable voyage, je tombais de fatigue; aussi, je distribuais aux enfants les deux boîtes de chocolat que je leur avais apporté et demandais la permission de prendre congé afin de pouvoir me reposer. J'ai dormi profondément, cette nuit-là. Le lendemain au réveil, j'étais toute courbaturée d'avoir dû ainsi trimbaler mes deux lourdes valises à chaque changement de train.

Nous sommes restés une semaine à Forte dei Manni. Le dimanche suivant, nous partîmes pour Empoli, situé sur les hauts de Florence. Arrivés à Empoli, on me montra ma chambre, petite mais très jolie, avec des meubles verts. La maison appartenait à la mère de M. Rollini, qui habitait au rez-de-chaussée; nous résidions à l'étage supérieur.

Le matin, nous nous rendions au marché et c'était une merveille de voir ces étalages de beaux légumes colorés et de poissons de toutes sortes.

Mme Rollini était une excellente cuisinière J’avais enfin le sentiment d'avoir une vraie famille.

Je mangeais à leur table, je m'occupais des enfants. Souvent, nous allions au cinéma le samedi soir, et c'est de cette façon que j'apprenais l'italien. Bien sûr, je le parlais un peu plus lentement qu'eux, mais je ne me débrouillais pas trop mal.

L'Italie, et la Toscane plus particulièrement, me plaisait décidément beaucoup. Les paysages, l'architecture, les couleurs, le ciel tout y était magnifique!



MON PREMIER AMOUR



Un jour, la famille Rollini me présenta à une jeune universitaire ; elle était la fille d'un banquier, et elle parlait français ! Quel bonheur ! Nous allions danser

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les dimanches après-midis, en compagnie de jeunes gens de bonne famille florentines.

Un de ces jours-là, je fis la connaissance d'un jeune homme étudiant en médecine qui parlait aussi le français. Il m'invita pour aller ensemble au cinéma le mercredi après-midi suivant. Bien qu'âgée de 22 ans, je dus néanmoins demander la permission à la famille Rollini pour pouvoir l'accompagner. Avant de m'accorder leur autorisation, ils se renseignèrent du mieux qu'ils purent afin d'en savoir un peu plus sur ce jeune homme.

Ma nouvelle amie, Paola, leur apprit qu'il s'appelait Alessandro Bini qu'il était fils de pêcheur, il était l'aîné de sa famille. Comme il était beau garçon, avec son nez typiquement florentin et ses beaux yeux bleus pâles !

J'ai finalement eu leur autorisation pour une séance de cinéma en sa compagnie, le mercredi après-midi. Nous nous étions donné rendez-vous sur la place principale où je l'attendis, et je le vis arriver fringuant et tout content. Nous n'avons pas vu grand chose du film ce jour-là, tellement nous en avions profité pour nous embrasser à pleine bouche, bien au chaud, car c'était l'hiver et il faisait froid dehors!

Le printemps revenu, nous partions ensembles faire de longues balades en amoureux à travers champs, et nous étions heureux. Nous finissions le plus souvent couchés dans l'herbe tendre et verdoyante dans de fougueuses étreintes, et nous faisions l'amour, là, en plein air. Il n'avait pas beaucoup d'expérience, les rares qu'il ait eues auparavant furent auprès de quelques prostituées qu'il allait voir lorsque l'argent de poche que lui donnait sa mère le lui permettait.
J'avais déjà connu quelques garçons avant lui, et j'étais donc un peu plus expérimentée que lui. D'ailleurs, il me reprochait souvent d'être un peu trop libertine!

C'était sans doute dû à son côté un peu "macho" italien. Ses reproches quant à ma virginité perdue avant de l'avoir connu n'en finissaient pas, mais son désir pour moi était le plus fort, et il aimait recommencer !

Je me suis mise à l'aimer. Il me disait qu'il voulait devenir pédiatre, ce qui me comblait de joie, moi qui aimais tant les enfants ! Ce bonheur insouciant et merveilleux dura sept mois.

Jusqu'au jour où je reçus une lettre de mère qui me

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demandait de rentrer en Suisse afin de m'occuper de mon petit frère, car elle devait être hospitalisée à Montreux pour subir une opération chirurgicale de l'oreille, intervention appelée "fenestration" qui consistait à percer le tympan, ce qui était assez révolutionnaire pour l'époque.

Vint alors le moment du départ ; je fis mes adieux à cette famille que je quittais avec beaucoup de regrets. La famille Rollini me dit «au revoir» et me fit plein de recommandations, en insistant sur le fait que je pouvais revenir dès que je le souhaiterais, ce qui me fit chaud au cœur.

Ce retour en Suisse signifiait également la séparation d'avec Alessandro, ce qui ne se fit pas sans larmes. A fin de retarder ce moment cruel, il m'accompagna dans le train jusqu'à Florence !

RETOUR EN SUISSE

J'arrivais le lendemain matin à Lausanne. Ma mère et mon petit frère étaient venus m'attendre à la gare. Mon frère Patrick était toujours aussi agité, et ma mère n'avait de cesse de lui courir après. Nous rentrâmes à la maison et je retrouvai le même petit appartement où nous vivions.



Quelques temps plus tard, ma mère m'avoua qu'elle était à nouveau enceinte ! Quel malheur ! C'était très gênant et bien inopportun.

Le père était un Hongrois qui avait fui les troubles que connaissait alors son pays, notamment l'insurrection de Budapest. Elle alla fréquemment se faire faire des massages, car il semblait qu'il s'agissait

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en fait d'une grossesse nerveuse.

Quand à moi, j'étais très malheureuse.

Alessandro ne m'écrivait pas ! Souvent je lui proposais de venir séjourner à Lausanne, mais il déclina mes invitations, préférant se rendre au bord de la mer où il était souvent invité, me disait-il.

Durant les cinq années qui suivirent, je n'ai cessé de penser à lui, refusant toutes les sollicitations dont j'étais l'objet.

Après m'être occupée de mon petit frère, de ma mère et de l'appartement que j'avais nettoyé de fond en comble, elle me mit une nouvelle fois à la porte !

Elle n'avait plus besoin de moi. Une fois de plus, je me retrouvais à la rue !

La Maison d’Observation pour Enfants

Il a donc bien fallu que je me cherche du travail ; aussi, grâce encore une fois à l'école, je fus engagée au Châtelard, une maison d'observation pour enfants caractériels située à Vennes-sur-Lausanne.

J'avais la charge d'un groupe d'une douzaine d'enfants âgés de 6 à 10 ans, tous issus de parents divorcés.

Un dimanche par mois, ils avaient le droit de recevoir des visites de leurs parents. Quelques fois, certains gamins devaient attendre des heures le bon vouloir de leurs géniteurs, et d'autres attendaient en vain. C'était dur pour eux, et j'avais beau écrire à l'avance aux parents, ils avaient souvent autre chose de plus important à faire ces dimanches-là !

Alors, en compensation, j'avais obtenu de la direction un peu d'argent pour organiser des barbecues dans la forêt quand il faisait beau, ou pour leur acheter des gâteaux pour leur goûter. J'ai vraiment adoré tous ces pauvres petits et je faisais tout ce que je pouvais pour leur rendre la vie aussi agréable que possible.

Mon salaire étant bien peu élevé dans cette institution, je répondis un jour à une offre d'emploi parue dans la Tribune de Genève. Il s'agissait d'un couple de restaurateurs qui cherchaient quelqu'un pour s'occuper de leurs quatre enfants. Après beaucoup de tergiversations et d'âpres discussions, on me laissa finalement partir.

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MON ARRIVEE A GENEVE


C'est ainsi que j’entrai au service de ce couple qui, en raison de son activité professionnelle - ils étaient propriétaires d'un restaurant bien connu à Genève, L’Or du Rhin et n’avaient pas suffisamment de temps à consacrer à leurs enfants.

Je me retrouvai donc gouvernante de quatre enfants un peu terribles, mais ô combien attachants! Mes journées étaient conditionnées par le rythme scolaire; au retour de l'école, Je les aidais à faire leurs devoirs.

Nous prenions habituellement le petit-déjeuner dans l'appartement.

Pour les repas de midi et du soir, nous descendions manger au restaurant. Au cours de la première année, mes patrons avaient loué pour les vacances d'été de leurs enfants un appartement à Laigueglia ; une station balnéaire italienne non loin d'Alassio, au bord du golfe de Gênes.

Nous partîmes donc en train, les quatre bambins, ainsi qu’une jeune fille Suisse allemande prénommée Frida et moi-même.

Frida m'était d'une aide précieuse pour gérer ces quatre gamins!

Le voyage dura toute une journée, et nous arrivâmes épuisés. Mais dès que nous avons vu la mer, notre fatigue se dissipa comme par enchantement. Nous logions dans un ancien et spacieux appartement surplombant un ravissant petit jardin niché dans une cour.

Nous passions nos journées à la plage et le soir venu, nous nous promenions dans cette petite ville qui grouillait de monde, car en Italie, les gens se couchent assez tard.

Il y a avait, ça et là, des orchestres dont certains organisaient des concours de chansons pour amateurs.

Je n'ai pu résister à la tentation de m'inscrire pour aller chanter une chanson de Joséphine Baker, mon idole. J'avais choisi d'interpréter Chiquiti Madame de la Martinique, et je dois dire en toute modestie que j'ai remporté un grand succès ce soir-là, quand bien même j'avais beaucoup improvisé sur les paroles ! Mais j'étais tellement à l'aise sur scène, et en plus, j'avais tout un orchestre rien que pour moi ! Je fus

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très applaudie, mais le succès fut de courte durée.

Mes patrons, qui nous avaient rejoints pour quelques jours, et leurs enfants étant ainsi présents dans le public, mais cela me rappela vite à mon devoir !



De me retrouver ainsi en Italie raviva la nostalgie de mon amour florentin, pour le bel Alessandro. J'avais un énorme cafard rien que d'y repenser, de songer que seuls quelques 300 kilomètres nous séparaient, à peine une demi-journée de train !

Aussi, n'y tenant plus, je demandai à mes patrons un jour de congé pour aller le trouver à Livourne, ce qui me fut accordé.

Je partis donc de bon matin afin de passer le plus temps possible auprès de lui. J'étais si heureuse de le revoir ! Nous nous sommes promenés sur le bord de mer, tout en flirtant. J'avais l'impression de vivre un rêve. En fin d'après-midi, il me raccompagna à la gare de Livourne, je repris le train en direction de Laigueglia où j'arrivai tard dans la soirée, le cœur et l'âme comblés par ces merveilleux moments passés ensembles.

Dès le lendemain, je repris mon travail d'humeur plus légère.

Puis vint le moment de revenir en Suisse, après ces quelques deux mois de vacances. Nous quittâmes Laigueglia et reprîmes le train pour rentrer à Genève, bien chargés de tous nos bagages, les quatre enfants, Frida et moi.

Les patrons étaient, quant à eux, déjà repartis dans

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leur belle voiture décapotable pour s'occuper de leur restaurant.

Notre retour ne se passa pas sans encombre, car il y avait des inondations près du Simplon, ce qui le rendait impraticable, et le train fut détourné vers le Gothard. Nous atteignîmes Lucerne vers 22 heures. Comme il n'y avait plus de correspondance pour rejoindre Genève à cette heure-là, et qui plus est, il ne restait plus beaucoup d'argent, je me résolus d'appeler mes patrons pour d'abord les rassurer et leur demander ce qu’il fallait que je fasse, car je me sentais un peu perdue à Lucerne en pleine nuit avec quatre enfants. Ils m'indiquèrent de me rendre à l'hôtel en face de la gare, que mon patron connaissait bien puisqu'il y avait travaillé autrefois, et que tout serait arrangé pour que nous puissions y passer la nuit.

Nous nous y rendîmes donc et y fûmes accueillis comme prévu. Sur place on nous avait réservé une grande chambre où nous pûmes dormir tous ensembles, trop contents de pouvoir nous reposer. Le matin suivant, après un copieux petit-déjeuner, nous fûmes rejoints par le parrain des enfants qui habitait la ville et qui nous invita chez lui pour le repas de midi.

L'après-midi, il nous emmena visiter le célèbre vieux pont de bois - qui devait brûler bien des années plus tard - avant de nous ramener à la gare.

Nous arrivâmes à Genève en début de soirée, retrouvâmes les parents qui étaient venus nous attendre, et tout rentra finalement dans l'ordre. Quel voyage!

L’affaire des shorts

L'année suivante, mes patrons décidèrent de nous faire passer les vacances d'été à la montagne, à Verbier où ils avaient loué un chalet à cet effet. Un beau jour que nous nous promenions dans les prés, à l'orée des forêts, je vis arriver à notre hauteur une voiture de police - c'étaient encore des VW à cette époque! - qui nous suivait depuis un moment déjà. Les gendarmes s'arrêtèrent et m'interpellèrent pour me signifier que j'étais dans une tenue indécente ! J'étais un peu éberluée, n'en croyant pas mes oreilles!

C'était l'été, il faisait chaud, et j'avais revêtu des shorts pour notre balade.

Ce que j'ignorais alors, c'est que les shorts étaient

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interdits dans la très catholique commune de Verbier, et qu'ils étaient considérés comme étant une "tenue indécente".

Devant l'énormité de la situation, je refusai de décliner mon identité, en précisant toutefois le nom et l'adresse de mes patrons genevois, à toutes fins utiles.

Cet incident me valut deux procès-verbaux: l'un pour avoir refusé de donner mon identité, le deuxième pour avoir circulé dans une tenue indécente dans la commune de Verbier !

C’en était trop ! Je trouvais quand même que ces agents de police avaient décidément beaucoup de temps à perdre pour de telles inepties!

Je montrai la lettre de la gendarmerie au boucher du village, qui me conseilla de me rendre à l'office du tourisme, ce que je fis.

Là-bas, on m'indiqua qu'il ne serait pas inutile de prendre un avocat, dans le cas où je ne voudrais pas en rester là ! J'ai suivi leur conseil, tellement j'étais révoltée et décidée d'aller jusqu'au bout au vu du ridicule de cette incrimination.

Il y eut finalement un procès, qui se déroula l'année suivante dans la commune de Bagnes.


Et que j'ai gagné! Il faut dire que dès mon retour à Genève, je m'étais présentée à la Tribune de Genève pour raconter cette rocambolesque histoire, et que la presse s'était ralliée à ma cause.

Non seulement la Tribune de Genève m'avait

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consacré tout un article, mais j'eus droit également à une interview pour la Radio Luxembourg, M. Henri Mayer de Stadelhofen s'en était chargé mais mon histoire intéressa également d'autres journaux, tel l'Illustré, le magazine bien connu des Suisses romands - qui m'avait photographiée vêtue de mes shorts si controversés.

J'étais loin d'imaginer la portée de cet événement puisque, bien des années plus tard, la Tribune de Genève revint sur cette histoire avec photos à l'appui, ce qui me permit, à ma grande surprise, de retrouver les enfants qui m'accompagnaient ce jour-là, et Robert, un des quatre enfants de l'époque - qui entre temps est devenu avocat - prit contact avec moi par téléphone et nous nous sommes tous revus pour un grand moment de retrouvailles.

PREMIERE EXPERIENCE DANS LE GRAND MONDE

Grands voyages

Quelques temps après, je répondis à une offre d'emploi parue dans la Tribune de Genève qui me semblait assez intéressante, et j'obtins un rendez-vous qu'on me fixa par téléphone.
Je fus reçue par une famille juive américaine, assez fortunée.

Ils étaient plus âgés que mes précédents patrons; elle devait avoir 40 ans et lui la cinquantaine, avec un charme fou. Elle ressemblait étonnamment à Liz Taylor! Lui avait déjà une fille de quinze ans d'un premier mariage, dont la mère était actrice de cinéma; elle avait d'ailleurs joué dans le film «Une chatte sur un toit brûlant» avec Liz Taylor, précisément! Ils cherchaient quelqu'un pour s'occuper de leur fille de 3 ans. Je fus donc engagée.

Lorsque je suis arrivée, cette fillette ne parlait que l'anglais; au bout de trois mois, elle s'exprimait en français avec moi. Elle était très éveillée et intelligente cette petite! Elle s'appelait Leyna.

Je lui appris à danser le "cha­ cha cha", ce qui l'amusait beaucoup !

Au mois de novembre, mes nouveaux patrons décidèrent de louer un chalet à Gstaad pour y passer l'hiver accompagnés d'un chauffeur, de Rita la femme de chambre, de la cuisinière anglaise Alberta (qui nous confectionnait des cakes comme personne), d'une jeune fille engagée pour nous aider pendant les fêtes et de moi-même, bien sûr.

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La saison ayant à peine débuté, nous sommes donc arrivés bien avant tout le monde. Le chalet - qui appartenait à une célèbre famille genevoise F. - était une belle et grande bâtisse située un peu sur les hauteurs de la station, juste en face du Palace. Nous passâmes ainsi les fêtes de fin d'année, dans ce décor magnifique que la neige abondante rendait encore plus féerique. Et lorsque le soleil était de la partie, c'était absolument splendide. De temps à autres, mes patrons s'absentaient quelques jours pour se rendre à Londres ou à Paris.

Sous l’oreiller …

Je me rappelle qu’un jour, je dus remplacer la femme de chambre ; occupée à faire les lits, quelle ne fut pas ma stupeur en découvrant une arme à feu sous l’oreiller de mon patron! Il dormait avec un pistolet à portée de main, comme Al Capone ! J’en fis part à Rita qui m’expliqua que notre patron travaillait pour une banque et qu’il «trempait» dans des affaires de spéculation boursières un peu frauduleuses.

Lorsque Monsieur travaillait, il ne voulait être dérangé par personne. D’ailleurs, il se fâchait quand sa fille Leyna passait avec son tricycle dans sa chambre. Et pour cause il devait garder la tête froide pour mener ses affaires !

Madame, quant à elle, avait d’autres préoccupations un peu plus futiles, mais néanmoins lucratives. En compagnie d’amis américains, elle partait fréquemment pour l’Italie pour y acheter des vêtements de haute-couture (des modèles de chez Schubert, Gucci, etc.) qu’ils revendaient à des boutiques aux Etats-Unis, non sans un substantiel bénéfice. On comprend sans peine comment ils pouvaient bien s’offrir des longs séjours à Gstaad !

Au bout de trois mois, le printemps approchant, la neige était fondue et tout le monde commençait à déserter la station. Nous repartîmes donc pour Genève et logeâmes quelques jours à l’hôtel du Rhône, avant de nous envoler pour un séjour sur la Côte d’Azur. Le jour venu, nous nous rendîmes à l’aéroport de Cointrin pour y prendre l’avion.

C’était une Caravelle, et nous voyageâmes en 1ère classe ! C’était mon baptême de l’air.

Dieu, que c’était beau ! Nous atterrîmes à Nice, d’où nous prîmes un taxi pour nous rendre à San Remo. Bien entendu, nous logions dans un palace. Après

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quelques jours, nous partîmes pour Monaco et nous nous installâmes à l’hôtel Monte Carlo. J’appris d’une des femmes de chambre de l’hôtel que nous occupions la suite du roi Farouk lorsqu’il séjournait dans la Principauté, quelques années auparavant. Elle me parla beaucoup de lui, et combien il était un hôte apprécié des monégasques.

C’était le printemps, et nous approchions de la période de Pâques. Tous les arbres étaient en fleurs, c’était magnifique. De riches vieilles dames se promenaient au bras de très beaux jeunes hommes. Tout n’était que luxe, calme, et volupté.

Mes patrons m’offrirent une bonne place pour le théâtre ; j’ai donc assisté, un dimanche après-midi, à la représentation d’un très beau ballet. Ce fut un merveilleux spectacle.


Les meilleures choses ayant une fin, nous sommes repartis pour Genève. Nous y logions dans un hôtel plus « simple », mais dans une suite, tout de même ! Mes patrons s’étaient finalement décidés à s’y installer et à acheter un hôtel particulier pour y résider. La demeure était en pleine rénovation, mais comme ils étaient très capricieux, les travaux n’en finissaient plus.


Quant à moi, je saisis l’opportunité qui m’était offerte d’aller travailler à Paris, pour les quitter.

A LA DECOUVERTE DE PARIS

Effectivement, des amis m’avaient proposé une place de travail chez des particuliers. Il s’agissait de m’occuper de deux enfants dont l’un, u petit garçon de sept ans, souffrait d’un trouble du langage. Je quittai donc mes riches américains et partis à la découverte de Paris.

A mon arrivée, je me rendis donc à l’adresse qu’on m’avait indiquée et fis connaissance avec mes nouveaux employeurs et leurs enfants, Valérie et Hubert. La maman travaillait comme journaliste au magazine « L’Express » - bien des années après, j’ai lu ses « mémoires » où elle parle de son fils et de ses deux filles (la deuxième devait naître plus tard, je ne l’ai pas connu)

Le petit Hubert était comme dans u n brouillard. Il bégayait, et n'était pas tout à fait normal. La mère me raconta qu'elle avait eu des problèmes lors de son accouchement, ce qui avait eu des incidences fâcheuses sur le développement de son garçon.

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Les médecins lui auraient dit qu'il y avait deux possibilités: soit ce serait un enfant surdoué, soit il souffrirait d'un certain retard mental. Malheureusement, c'est la deuxième hypothèse qui se révéla exacte, puisqu'ils en arrivèrent à la conclusion qu'il était atteint d'autisme.

Une fois par semaine, je devais donc l'accompagner chez une psychiatre. Elle s'appelait Madame P. Hubert l'appelait « Madame Kiki ».

Après quelques rencontres, elle confia à la maman que j'étais tout à fait la personne qu'il fallait pour cet enfant, car j'avais toute la patience nécessaire avec lui et que je prenais le temps de lui montrer des choses.

Il est vrai que j'adorais ce gamin. Quant à sa sœur, la petite Valérie, elle évoluait si rapidement et, bien que plus jeune que son frère, elle le surpassa en maturité; elle avait arrêté de mouiller son lit, parlait couramment et même si, quelques fois, elle nous surprenait par un « merde !» bien sonore lorsqu'elle n'arrivait pas à ranger ses jeux, nous ne la grondions pas car nous étions trop contents d'entendre au moins un des deux enfants parler normalement.

De mon côté, je profitais de mes jours de congé pour me promener dans la ville. Paris était si belle que je ne m'en lassais pas.

Je visitais le plus possible des Musées, je m'émerveillais devant les splendeurs du château de Versailles, découvris les charmes pittoresques de Montmartre, le Sacré-Cœur, la place du Tertre et tant d'autres endroits si sympathiques. Le soir, je rentrais épuisée mais heureuse de tant de beautés.

J'accompagnai la famille lors de leurs vacances dans le Pays de Gex, au château de Prévessin, non loin de la frontière suisse; le parc autour de cette somptueuse propriété était absolument magnifique. Je prenais mes repas à leur table et, avec eux qui étaient d'un milieu intellectuel, j'apprenais un tas de choses passionnantes.

Nous vécûmes ainsi ensemble pendant deux ans. Le petit Hubert avait fait quelques progrès encourageants.

Je sais qu'à l'heure actuelle, il vit tout seul dans un appartement du quartier de Saint-Germain.

Je me plaisais beaucoup à Paris et dans cette famille;

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bien sûr, je vivais dans un appartement somptueux et j'adorais m'occuper d'Hubert; mais j'avais alors 26 ans et le sentiment grandissant de passer un peu à côté de ma vie ...

Aussi vint le jour où je pris la décision de rentrer en Suisse et, après beaucoup de discussions (car mes employeurs étaient très contrariés à l'idée de me voir les quitter, tant les deux enfants avaient progressé en ma compagnie), on me laissa finalement repartir.

DE RETOUR EN SUISSE

A mon arrivée à Lausanne, je me rendis tout naturellement chez ma mère. Son accueil fut particulièrement glacial. Elle me fit clairement comprendre que je n'étais pas vraiment la bienvenue. Il faut préciser qu'entre­-temps, elle s'était remariée avec un paysan qui, visiblement, ne savait pas très bien ce qu'il lui était arrivé!

De plus, ils ne donnaient pas l'impression de bien s'entendre.

Entre ma mère et moi, les rapports étaient plus que tendus et nos disputes toujours plus fréquentes. Une fois de plus, elle me remit à la porte en me disant que dorénavant, il fallait que chacun se débrouille de son côté.

Je suis donc allée habiter chez une de mes amies, Huguette, pour quelques temps. Je m'étais aussi trouvé un emploi chez Kodak, à Renens. Evidemment, cela n'avait plus rien à voir avec mes activités précédentes, mais il y avait une bonne ambiance et je m'entendais bien avec mes nouveaux collègues de travail. Et puis surtout, j'avais congé les samedis et dimanches !

Je pouvais enfin m'occuper un peu de moi, et non pas toujours des autres.

Moi qui aimais beaucoup danser à cette époque, j'avais enfin l'occasion de sortir pour m'amuser, et comme les dancings ne manquaient pas, inutile de dire que je ne m'en suis pas privée! D'autre part, j'étais aussi souvent invitée chez mes amies qui m'appréciaient beaucoup, car je leur faisais des imitations de chanteuses à la mode dont elles ne se lassaient pas. Que de moments extraordinaires nous passions ensemble ! Et comme j'avais le goût et le sens du spectacle, je me sentais très encouragée par leur enthousiasme.

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MES DEBUTS

DANS LE SPECTALE

Plus le temps passait, et moins le train-train quotidien du travail à l'usine me satisfaisait.

J'avais alors 27 ans, et une irrésistible envie de me lancer dans le spectacle.

C'était devenu quasiment une idée fixe.

Aussi, un beau jour, je décidai de repartir pour Paris, avec la détermination de me produire sur la scène d'un cabaret !

Je suis donc partie, et fus hébergée chez un copain. Un soir où je déambulais dans les rues animées de la Place Pigalle, je suis passée devant le cabaret Eve de Paris; la devanture était toute illuminée par des néons multicolores, et je me suis dit que ce serait là que je tenterais ma chance! Je suis donc retournée un soir chez Eve pour aller me présenter. Noël approchait, et ils avaient besoin de mannequins nus (c'est ainsi que l'on appelait les figurantes qui accompagnaient les danseuses). Comme j'avais une belle et ferme poitrine, je fus immédiatement engagée pour la revue.

Le lendemain soir, je me rendis sur mon nouveau lieu de travail et débarquai dans la loge avec ma trousse de maquillage - dont un petit fond de teint que j'utilisais habituellement - et je commençai à me préparer. Quelle ne fut pas la surprise des danseuses et des autres mannequins en voyant le résultat! Mon maquillage n'était vraiment pas approprié pour la scène.

«Ca ne va pas du tout! Il faut te maquiller beaucoup plus ! », me dit-­on.

«Mais ça doit être mauvais pour la peau ! », répondis-je de toute ma naïveté.

Elles me conseillèrent vivement d'aller dans un institut afin d'y apprendre à me maquiller correctement, ce que je fis dès le lendemain.

Le plus difficile à réussir, c'était les yeux! A l'époque, il fallait les faire "à la Cléopâtre", c'est à dire tout au pinceau, et coller des faux-cils sur les paupières. C'était loin d'être évident du premier coup ! Ensuite

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venait la bouche; on commençait par dessiner le contour des lèvres au crayon, puis on mettait le rouge également au pinceau.

Comme nous devions toutes être maquillées de la même manière, les danseuses me donnèrent amicalement de précieux conseils et m'aidèrent beaucoup au début. Les mannequins, dont je faisais désormais partie, étaient elles aussi très gentilles et prévenantes avec moi. Il régnait vraiment une grande gaîté dans les loges, mais il nous était strictement interdit de siffler!

Il fallait une certaine discipline afin que les tableaux passent sur la scène aux heures prévues, ce qui était somme toute bien normal!

Un après-midi, je suis allée voir le spectacle de Zizi Jeanmaire. Quel show extraordinaire ! A mon retour le soir dans les loges; je décrivis aux filles tous les détails de la chorégraphie de Zizi. En ce temps-là, j'avais un tantinet plus de mémoire qu'aujourd'hui! En revanche, sur la scène du cabaret, je n'avais aucune idée de ce que je devais faire, ni de comment et quand je devais bouger; en fait, je devais simplement regarder le mannequin qui se trouvait devant moi et copier au mieux tous ses gestes.

Ainsi commencèrent mes premières expériences de scène !

Au cours de la nuit, le cabaret se remplissait de monde, et les entraîneuses ne chômaient pour faire consommer des bouteilles de champagne aux clients masculins esseulés.

En plus des numéros de danseuses et de strip-tease, il y avait toujours, entre minuit et une heure du matin, une chanteuse ou un chanteur qui venait se produire, et cela mettait en général beaucoup d'ambiance!

Les fêtes de fin d'année étant passées, on me signifia qu'on n'avait plus besoin de moi.

Privée de cet emploi, je me retrouvais sans ressources.

M’en étant plainte auprès de Monsieur Bernardin, un corse propriétaire de plusieurs cabarets, celui-ci me fit engager dans l'établissement de son beau-frère, situé tout près de chez Eve.

L'endroit, dont je ne me rappelle plus du nom, était d'une propreté douteuse; il y avait des relents de vinasse – à cause des filles qui versaient plus ou

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moins discrètement leurs verres de champagne directement sur la moquette pour ne pas être trop ivres - ; les loges aussi sentaient mauvais, et il y faisait un froid glacial; sans parler des toilettes « à la turque » qui servaient aussi de douche !

Mais enfin, cela me dépannait bien, et puis j'étais venue là aussi pour apprendre quelques numéros de scène.

D'ailleurs, j'avais pu obtenir quelques bonnes adresses de professeurs enseignant des numéros de strip-tease. Je trouvais cette nouvelle vie vraiment très agréable, car je m'amusais bien tout en gagnant ma vie!

Entre-temps, j'avais rencontré sur les Champs-Élysées des copains étudiants en médecine, dont j'avais fait la connaissance lors de mon premier séjour à Paris, lorsque j'étais encore éducatrice. Ils me proposèrent de m'offrir

gratuitement l'hébergement, ce qui était très sympathique de leur part. C'est ainsi que j'allais dormir à l’'hôpital de Saint-Antoine, où je prenais également mes repas! Le soir venu, je prenais le métro et me rendais à Pigalle pour aller travailler.

Je pris très rapidement l'habitude de vivre la nuit. Je rentrais généralement sur le coup des 3 ou 4 heures du matin le plus discrètement possible, car ils m'avaient donné une clé afin de pouvoir regagner ma chambre. On y a bien rigolé dans cet hôpital.

Mes copains étaient plutôt beaux gars, et je savais me montrer très gentille!

Jusqu'au jour où j'en en ai eu un peu marre; je commençais à avoir besoin d'un peu d'indépendance, et comme j'avais un peu d'argent devant moi, j'ai réalisé que je pouvais quand même m'offrir une chambre dans un petit hôtel à Pigalle.

Ce n'était pas le grand luxe, mais j'avais la possibilité de me cuisiner mes repas sur un petit réchaud de camping. J'allais souvent faire mon marché à la rue Lepic.

J'aimais beaucoup ce quartier animé, chaud et libertin, car il y régnait une bonne atmosphère. C'était le début des années 60 commençait à y voir les premiers travestis qui faisaient le trottoir; on y entendait une musique que j'adorais à l'époque et que tout le monde fredonnait - ça s'appelait Telstar,

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certains s'en souviendront sans doute.

J'étais assez généreuse avec les portiers et les femmes de chambre de l'hôtel. Les portiers étaient généralement des gars assez baraqués, et on pouvait toujours compter sur eux en cas d'agression. D'ailleurs un jour, il s'en fallut de peu pour que je ne prenne un coup de couteau, et si le portier n'était pas venu à mon secours, je ne serais peut-être plus là pour le raconter!
Mes numéros de strip-tease

Et puis, les choses n'évoluaient pas trop mal pour moi. Afin que je puisse gagner un peu mieux ma vie, on me proposa de monter mes propres numéros de strip-tease.

Je pris donc des cours auprès de Patrick, un garçon qui s'occupait de la programmation du cabaret Le Sexy - un lieu très chic et à la mode - et qui, la journée, donnait des leçons aux strip-teaseuses. Il était d'une grande patience et avait une conception très moderne du spectacle, et surtout, il respectait aussi mes idées. J'avais un peu de peine à apprendre, et surtout à retenir tous les pas et les mouvements (toujours ce sacré manque de mémoire)

De retour à l'hôtel, je répétais des heures et des heures, inlassablement, dans ma chambre. Je commençais par des numéros sur des musiques américaines, puis, pour la deuxième partie, sur des airs typiquement français. J'étais très exigeante sur la qualité de mes numéros; je ne voulais que, et uniquement ce qui était très bien, avec une certaine classe! Pour avoir le maximum de chances d'obtenir de bons contrats, on me conseilla judicieusement de prendre deux imprésarios pour artistes de cabaret et de les mettre en concurrence.

Evidemment, j'ai choisi les plus réputées: c'étaient Mme Carmen et Ghislaine V. De plus, Patrick m'avait fait faire de beaux costumes qui me mettaient bien en valeur.

Mes numéros étaient bons, et j'avais fait des progrès en ce qui concerne le maquillage de scène.

Je m'en sortais finalement assez bien financièrement; en dehors de la revue où j'étais "mannequin" et qui me rapportait 80 FF, je me produisais parallèlement dans d'autres cabarets à 30 FF par passage, ce qui fait que j'arrivais sans peine à gagner 170 FF par nuit, et ce n'était pas si mal en ce temps-là! Je cachais mon argent dans un gros réveil; il était bien en vue dans

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ma chambre, et personne à l'hôtel ne pouvait s'imaginer qu'il contenait de l'argent.

LES CHAUDS APRES-MIDI DANS LES APPARTEMENTS PARISIENS

A force d'évoluer dans les milieux interlopes de la nuit, de fréquenter les entraîneuses et les autres strip-teaseuses, j'entendis inévitablement parler de certaines femmes qui recevaient chez elles des messieurs sur rendez-vous l'après-midi.

Les plus célèbres à l'époque, étaient Arlette, Madame Claude et Nelly.

De ces trois maquerelles, c'était Madame Claude la plus connue.

Pour peu qu'on fut assez agréable à regarder, pas trop "à cheval" sur la vertu, ni farouche, c'était là un bon moyen d'arrondir ses fins de mois!

Comme je réunissais ces trois conditions, je me suis dit: pourquoi pas moi? C'est ainsi que je me suis mise à travailler certains après-midi pour Arlette et Madame Claude.

Madame Arlette habitait une maison assez cossue avenue Victor-Hugo, dans le 16ème, et recevait filles et clients dans son appartement.

La première fois que je m'y suis rendue, c'était si compliqué pour trouver son adresse que j'ai vraiment dû chercher et j'ai eu toutes les peines du monde à trouver. Curieusement, quand elle expliquait à ses clients comment venir (Vous rentrez au numéro 16, vous prenez l'ascenseur, vous montez jusqu'au 4ème étage, vous montez un étage à pied, vous prenez la porte de gauche, vous tournez et vous montez encore un étage), aucun de ces messieurs ne se trompait jamais !

D'ailleurs, elle nous disait souvent: «Quand c'est pour baiser, ils trouvent toujours.

Les filles se perdent souvent la première fois, les clients, jamais !

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C'est dans le très bel appartement de Madame Arlette que j'ai connu mes premiers clients. Elle avait une clientèle triée sur le volet, généralement des hommes assez fortunés. Il n'était pas rare que j'y rencontre des célébrités ou d'autres noms fameux, tel qu'un membre de la famille R. par exemple.

Je m'entendais bien avec Madame Arlette ; un jour, elle me présenta son neveu, qu'elle aimait beaucoup, pour que je le déniaise.
C'était un charmant garçon, mais il devait (il décéda malheureusement dans un accident d’auto).

Elle nous apprenait des tas de choses, voulait savoir comment ça c'était passé avec les clients; elle nous mettait souvent en garde de ne pas tout accepter, de pas aller trop loin, de ne pas trop les gâter. Il fallait qu'ils restent parfois sur certaines envies, de manière à ce qu'ils reviennent! J'y ai beaucoup appris, car au début, je n'avais aucune idée de comment ça devait se passer, si ce n'était d’écarter les jambes.

Si l'ambiance était plutôt amicale et Madame Arlette simple et bienveillante, il en allait tout autrement chez Madame Claude, la plus connue de ces dames!

Tout était différent avec elle.

D'abord le personnage: stricte, froid, hautain, avec des manières très snob; c'était avant tout une femme d'affaires qui était constitué une excellente clientèle d'hommes fortunés.

D'emblée elle me dit qu'elle voulait que je change de prénom. Je ne devais plus m'appeler Cosette (ça devait faire un peu trop «Les Misérables» à son goût,

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sans doute !), mais Colette!

Ensuite, elle recevait dans un très petit appartement situé près des Champs- Élysées composé d'une pièce pour l'accueil et pour répondre au téléphone, une chambre pour faire l'amour, et une toute petite cuisine dans laquelle elle enfermait les filles. Quand elle avait besoin de nous, elle venait en chercher une ou deux et le client choisissait alors laquelle il voulait.

Cet appartement ne servait que pour les rendez-vous. Madame Claude y recevait, mais n'y habitait pas. Elle logeait à l'hôtel. Un sacré personnage, cette femme-là! Du reste, je n'ai pas manqué de lire ses mémoires.

J'ai aussi travaillé chez Billy, que je n'ai pas encore mentionnée ! Billy venait de Bourgogne et avait gardé un fort accent bourguignon. Elle habitait et recevait dans un hôtel particulier de style 1900.

C'était vraiment une maison close comme autrefois. Les filles pouvaient y rester également pour manger avant de remonter dans une des chambres, mais on était libre de repartir pour rentrer dormir.

J'étais toujours bien habillée et bien coiffée j'avais beaucoup de succès auprès des hommes, mais on ne disait jamais que j'étais une strip-teaseuse. On préférait dire que j'étais professeur de gym, que j'étais Suissesse, juste de passage.

C'était une autre clientèle que celle des cabarets, bien entendu.

Ainsi se passait ma vie, entre les journées à satisfaire des messieurs dans des appartements privés, et les soirs au cabaret où, comme les autres filles, je faisais mes numéros de strip-tease après lesquels j'allais boire du champagne avec les clients, parler un peu avec eux pour finir par les emmener dans un hôtel de passe du quartier.

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Prudente, je n'emmenais jamais mes clients à mon hôtel. Car j'ai toujours habité à l'hôtel, je ne voulais pas d'appartement. Je me sentais ainsi mieux protégée.

J'aimais beaucoup cette vie d'artiste qui me permettait de faire des rencontres étonnantes et de vivre des expériences hors du commun.

Ainsi, j'ai connu un jour un grand chanteur d'opéra qui venait d'Amérique du Sud; nous sortions ensemble comme de bons amis, mais je suppose que cela tenait au fait qu'il devait être marié.

Un célèbre violoniste me recevait de temps à autres chez lui, rue de Rivoli; il régnait chez lui un désordre indescriptible, alors il m'emmenait manger dans des brasseries de Pigalle.

Il y avait aussi ce chanteur de variété qui venait me trouver et qui avait un certain béguin pour moi.

Mais je n'avais pas du tout envie de me mettre la corde au cou. Je fis aussi ma première expérience cinématographique. J'avais été engagée comme figurante pour un film dont Annie Girardot était la vedette, que j'ai donc rencontrée, qui avait pour titre: « La femme à barbe » J'étais stupéfaite de la vitesse à laquelle parlait cette grande actrice.

MES PREMIERS CONTRATS A L'ETRANGER

Puis vint le jour où on me proposa mon premier

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contrat à l'étranger.

Je saisis cette opportunité pour quitter Paris et voyager à travers l'Europe.

Mon premier contrat fut signé avec le Reymon's Revue Bar à Manchester. C'était en fait un théâtre, et il y avait un orchestre qui jouait d'anciens airs d'opérettes anglaises entre les numéros des artistes.

Je logeais gratuitement chez deux artistes comiques qui étaient très drôles et que j'aimais bien. Enfin, surtout l'un des deux qui n'arrêtait pas de raconter des blagues! Ils habitaient l'un à l'étage au-dessus de l'autre, ce qui fait que je passais mes nuits d'une chambre à l'autre, tantôt chez celui du dessus et d'autre fois chez celui du dessous, avec une certaine préférence pour ce dernier!

Je me chargeais de faire les courses et nous partagions les frais.

Je me souviens qu'un jour, je suis allé manger dans le restaurant d'un grand magasin et qu'en lisant la carte, j'ai trouvé avec joie qu'ils proposaient des spaghettis à la bolognaise. J'en avais mangé de tellement délicieux autrefois à Florence, que je me réjouissais d'en trouver là-bas. J'en commandais donc au serveur, abasourdi que je puisse manger ça en plein après-midi, vers 15h! Mais comme nous travaillions la nuit, il était fréquent et normal pour nous de manger à cette heure là.

Quelle ne fut pas ma déception mêlée d'horreur lorsque le serveur m'amena le fameux plat de pâtes.

Il s'agissait en fait de deux toasts sur lesquels gisaient lamentablement quelques spaghettis enrobés d'une sauce qui n'avait rien de bolognaise!

En voyant cela, j'ai bien cru que j'allais faire une attaque !

Mais bon, j'avais faim, je n'ai rien dit et me suis encouragée à déguster ces toasts aux pâtes.

Décidément, la mauvaise réputation de la cuisine anglaise n'était pas volée!

Je ne voulais pas en rester sur une aussi mauvaise impression, alors que j'avais tant vanté à mes amis ce plat que j'avais tant aimé en Italie! Aussi, un jour, je leur proposai de leur préparer de véritables spaghettis "bolo" ; j'achetai donc de la viande, des

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tomates et ce qu'il fallait pour préparer cette sauce.

A mon retour, comme il n'y avait pas de frigo, j'ai laissé la viande sur la table. Il faut dire que les pays qui avaient connu les années de guerre avaient un certain retard en ce qui concernait les réfrigérateurs, mais aussi pour le chauffage! Les bâtiments étaient souvent très anciens et l'eau chaude fonctionnait au gaz, ce qui raréfiait les occasions de pouvoir prendre des bains chauds, mais enfin, on se débrouillait comme on pouvait.

Lorsque je me décidai à préparer le repas, il ne restait plus que le papier d'emballage de la viande, mais plus de viande du tout.

Le chat qui habitait les lieux était passé par-là et avait tout mangé! Donc, en guise de bolognaise, nous avons dû nous contenter de sauce tomate!

Comme j'avais relativement peu de frais, mon salaire partait directement sur mon compte bancaire en Suisse, ce qui me permit de me constituer un petit pécule.

Mon contrat au Reymon's Revue Bar arrivant à son terme, je dis au revoir à mes deux amis et me rendis à Londres où j'ai profité de faire un peu de tourisme et de visiter les musées ainsi que d'aller voir une célèbre revue, les Black and White. Il s'agissait d'artistes blancs de peau, grimés pour ressembler à des noirs et qui chantaient comme eux. Quel spectacle magnifique !


Ensuite, je partie pour Paris afin d’y prendre le train qui devait me mener vers mon prochain contrat en Allemagne, à Nuremberg.

Durant tous ces déplacements, je portais souvent mes valises moi même, car je voyageais toujours avec peu d’argent sur moi. J’eus aussi beaucoup de succès là-bas, mais après le spectacle, il fallait faire la salle et boire du champagne allemand, donc sucré, jusque tard dans la nuit. Mais le contrat était bien payé pour l’époque (au début des années 60), environ 150 Deutsch Mark par jour!


Et qui plus est, on avait moins de clients à se taper. Le contrat terminé, je partais me produire à Nice mais en avion cette fois!

C'était le printemps et j'étais engagée au cabaret Maxime. La mode là-bas était aux danseuses orientales, et elles étaient nombreuses.

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Nous devions également faire les entraîneuses après notre numéro, bien entendu.

C'est ainsi que je fis la connaissance de Monsieur Onasis qui vint seul la première soirée, et qui m'invita en personne le lendemain pour venir boire du champagne à sa table, où se trouvait le soir suivant également Maria Callas. On nous amena également des fruits qu’on nous avait préparés, car monsieur Onasis n'appréciait le champagne qu'en dégustant quelques fruits! Il m'invita à danser, mais ne me fît aucune proposition.

Il glissa toutefois deux billets de 500 francs français dans mon corsage.

Quelques jours plus tard, nous étions invités, artistes et clients, à une réception à l'hôtel Carlton.





Nous mangions bien et nous rigolions beaucoup.

Il est vrai que c’est une partie de ma vie où je me suis beaucoup amusé, tout en gagnant beaucoup d'argent! Il faut dire que j'étais bien foutue donc c'était facile.

C'était même très facile, et je n'avais pas beaucoup d'efforts à faire! Il fallait simplement que je sois bien maquillée el j'aille chez les meilleurs coiffeurs. (Et c'est quelque chose qui m'est resté, le souci d'une présentation impeccable, et quand je dois assister à quelque chose de très important, je me maquille et je vais toujours chez un bon coiffeur! Et même lorsqu'on prend de l'âge, il faut bien se présenter, avoir l'air gai et ne pas toujours se plaindre, il faut faire avec!

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Je dois dire que j'ai quand même connu les belles années et franchement, pendant sept ans j'ai bien vécu Et puis c'était un peu aussi une petite revanche sur ma jeunesse, parce que lorsque j'avais entre 16 et 18 ans, je ne me suis pas beaucoup amusée.

Mais après, je me suis bien rattrapée! Et comme je n'étais pas mariée.

Quelques temps plus tard, un excellent imprésario, qui habitait Zürich et que j'avais connu au cabaret Brumel à Lausanne, m'a fait travailler en Suisse et en Allemagne. Mais, nul n'étant prophète en son pays, il se trouvait que j'avais plus de succès à l'étranger que chez moi!

Quoiqu'il en soit, je décrochais quand même des contrats en Suisse et je gagnais bien ma vie. Je me produisis successivement au cabaret Singer-Haus à Bâle, puis au Terrasse à Zürich, et enfin au Mocambo à Berne - ce dernier se targuant d'être le reflet des boîtes à la mode de Las Vegas. Le champagne de mauvaise qualité était d'une rare acidité, ce qui me provoqua des crises de foie terribles. Au moins à Paris, on pouvait facilement faire semblant de consommer, mais c'était beaucoup plus difficile en Suisse !

Avec ma mère

De retour dans mon pays, je décidai de revoir ma mère que je n'avais pas revue depuis longtemps. Nous n'avions toujours pas d'atomes crochus! Ma mère était un peu jalouse; elle me disait que j'étais beaucoup trop libre. Malgré tout, je pensais que je devais quand même faire un effort et l'aider financièrement.

Alors j'ai commencé par lui acheter une télévision, et c'est elle qui l'a choisie. C'était une Médiator! Elles étaient encore en noir et blanc à cette époque! Puis, je lui offris une machine à laver le linge, un frigo et une cuisinière.

Plus tard, je lui achetai une machine à coudre au Comptoir suisse, pour lui coudre des rideaux et lui confectionner des dessus de lit. J'achetai aussi un beau canapé-lit pour que je puisse dormir chez elle et revoir mon petit frère, ainsi qu'une table de salle-à-manger pliante et je lui envoyais tous les mois de l'argent afin qu'elle n'ait pas besoin de louer une chambre, car entre temps, elle avait déménagé.

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Mais les bonnes actions n'ont pas eu l'effet escompté, car elle ne tarda pas à me remettre à la porte ! Je me retrouvai à nouveau seule, sans famille et sans domicile fixe! Mais j'avais suffisamment d'argent pour me consoler.

Nouveaux contrats

Une nouvelle opportunité professionnelle me ramena à Nice, mais cette fois-ci au Chachacha, un très joli cabaret.

Ils y passaient de récentes chansons à la mode, dont celles d'un jeune chanteur encore inconnu, un algérien nommé Enrico Macias.

Mes numéros avaient bien évolué, notamment sur le plan chorégraphique, mais aussi sur le plan visuel, Patrick mon directeur artistique me préparait des productions très fines avec de beaux décors et de somptueux costumes. Moi, je choisissais toujours les musiques sur lesquelles je me produisais. J'avais une prédilection pour les airs américains.

Le tout premier numéro qu'il m'avait préparé, c'était l'écolière, avec petite jupe courte et une blouse avec un petit col rond, sans oublier (détail important) la sucette !

Dans le second, j'étais vêtue d'une robe bleue toute en voiles, et je feuilletais un grand livre d'images d'hommes très musclés- il n'y avait que deux pages ...





photos - que je passais entre mes cuisses dans des poses très suggestives.

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Ensuite un troisième numéro avec une petite robe cocktail noire très décolletée ornée de pompons avec lesquels je jouais, et finalement le quatrième numéro avec une robe moulante argentée et, par dessus, un manteau rose tout en plumes d'autruche et avec de longs gants noirs que j'enlevais lascivement, assise sur une marche de l'escalier que je devais auparavant gravir.

Bien sûr, tous ces numéros finissaient dans une nudité quasi intégrale, excepté un petit triangle noir fixé de telle manière qu'il dissimulait le sexe. Le plus douloureux dans tout cela, c'était de décoller ce fameux petit cache-sexe !


Dans ces milieux il y avait de plus en plus de gigolos qui fréquentaient assidûment les boîtes de nuit à la recherche de riches femmes esseulées.

Je les repérais assez rapidement et faisait tout pour les éviter. Ce n'était pas évident, car souvent ils étaient de mèche avec les patrons de cabarets pour passer les plus inaperçus possible. Ils étaient capables d'offrir quelques coupes de champagne, voire même une bouteille, mais avec moi, ça n'a jamais marché!

Nous étions en 1968, et les temps devenaient plus difficiles pour nous. Les cabarets connaissaient une nette diminution de fréquentation depuis le fameux mois de mai de cette année-là, et de ce fait, les directeurs d'établissements engageaient de moins en moins d'artistes.

J'ai ainsi connu de longues nuits, où nous ne faisions

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que parler entre collègues, en attendant l'éventuel client.

Mais c'était toujours très sympa!

Nous nous invitions, entre copines dans nos chambres respectives pour un petit repas avant d'aller travailler - c'est à cette occasion que j'ai découvert ce qu'était la salade de mesclun dont j'ignorais même le nom - et afin de réduire nos frais, nous nous partagions le taxi pour aller travailler. Il y avait une véritable camaraderie solidaire entre nous.

C'était indéniablement une période de crise générale qui débutait!

La France devenait de plus en plus chère, car le franc Français avait augmenté, le secteur du bâtiment connut un fort ralentissement, il n'y avait plus de constructions.

J'ai d'ailleurs connu un architecte qui s'est suicidé parce qu'il n'avait plus de travail! Et puis, le chômage a commencé. Il faut dire cependant qu'en Suisse beaucoup de gens ne s'en rendaient pas compte ! Les salons de coiffure ne désemplissaient pas, les instituts de beauté marchaient très bien aussi ; il y avait une certaine insouciance ambiante.




QUATRIÈME PARTIE

MA PLUS BELLE HISTOIRE D'AMOUR



Mais heureusement, j'avais encore suffisamment d'économies pour voir venir.

Un jour, j'ai rencontré dans les rues de Nice un ami que j'aimais beaucoup, et qui m'aimait bien lui aussi! Je l'avais connu en 1966 au cabaret « Le Bataclan », à Genève. Il avait l'air triste et tout perdu. Il me confia qu'il avait beaucoup de problèmes avec sa femme, que ses relations avec elle se dégradaient de plus en plus.

Nous décidâmes de nous revoir.

Et plus le temps passait, plus nous le passions ensemble.

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Nous nous entendions à merveille, tant et si bien que nous finîmes par tomber amoureux l'un de l'autre !

Il se prénommait Jacques H. Il était merveilleux! Nous ne pouvions plus nous passer l'un de l'autre. Il me téléphonait tous les jours, et nous restions des heures durant à échanger nos idées, nos pensées, même si nous nous étions rencontrés la journée même.

J'avais tant besoin de ses appels, et Dieu sait que je les attendais, avec cette impatience que connaissent tous les amoureux.

Jacques H. me fit découvrir les meilleurs restaurants. C'était formidable! Il était tout à la fois l’amant, l’ami, mais aussi le père que je n’avais pas eu.

Généreux, très instruit et large d’idées, avec de beaux yeux verts qui changeaient de couleur et un regard rempli d'amour, Jacques H. m'apporta énormément. Me retrouvant seule dans la vie, je lui confiai que j'avais quelques soucis pour placer au mieux mes économies. Il décida sans hésiter de m'aider et me conseilla d'ouvrir un commerce. Mes copines me conseillèrent la même chose, d'ailleurs!

Bien que marié et père de famille - il avait une fille qu'il aimait beaucoup et qui le lui rendait bien - nous étions si épris l'un de l'autre que notre relation a duré vingt-deux ans!

Jacques H. était un restaurateur réputé. Il avait crée deux restaurants successivement qui ont d’ailleurs très bien marché. Il n'était pas rare de voir des célébrités. On pouvait y croiser Alain Delon, par exemple, ou encore Christian Defaye - le journaliste de la Télévision Suisse Romande bien connu, qui présentait l'émission «Spécial Cinéma» - et souvent, les artistes célèbres ne payaient pas leur repas, la publicité qu'occasionnait leur présence en ce lieu était bien suffisante. Il organisait fréquemment des quinzaines gastronomiques très prisées, comme la «Quinzaine Hongroise» par exemple, avec spécialités culinaires et violons tziganes.

Lorsqu'un tel événement avait lieu, il me disait: - Viens donc à la soirée ! Soirée à laquelle, bien entendu, assistait sa femme! Très jalouse, elle s'est montrée absolument odieuse avec moi et elle ne m'a pas fait de cadeaux, je peux le dire. Mais je ne me suis pas laissé faire! J'avais ces avantages sur elle d'être jolie et surtout plus jeune qu'elle. Mais j'en ai bavé!

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Et puis Jacques H. était d'origine suisse allemande.

Je peux dire que les suisses allemands sont complètement sous la domination de leurs femmes ou d'une femme! Jacques m'avait confié qu'au lit, elle ne valait plus grand chose, et qu'à part « écarter les jambes », elle lui donna tout de même deux enfants, mais le premier mourut à la naissance; puis naquit leur fils. Jacques H. adorait son fils, et la mère se protégeait derrière lui.

Sa femme avait l'habitude de partir chaque année en Espagne pour deux ou trois mois en été, où elle louait toujours la même maison au bord de la mer.

Quelques fois, il allait la rejoindre.

Quand elle apprit notre liaison, cela ne l'empêcha nullement de partir comme d'habitude en vacances, avec leur fils et le chat. Ce qui nous laissait beaucoup plus de liberté pour nous voir; d’ailleurs, quand sa femme s'absentait ainsi, il venait habiter chez moi.

Quand il repartait, je pleurais! Lorsqu'elle rentrait de vacances, sa femme lui faisait des scènes, voulant à tout prix tout savoir sur moi, où j'étais, ce que je faisais.

Elle était si jalouse qu'elle en vint à contacter la police du canton, dont elle connaissait personnellement un commandant, afin de faire une enquête sur moi.

Mais comme j'avais cessé toute activité dans les cabarets, on ignorait ce que j'étais devenue et elle n'a jamais rien su du tout. C'était une emmerdeuse au plus haut degré! Jacques H. n'avait cependant pas l'intention de quitter son épouse. Je crois qu'en réalité, il était de ces hommes qui ont besoin de deux femmes.

Ils étaient mariés sous le régime de la communauté de biens. D'autre part, il était dans la franc-maçonnerie à l'époque, c'était très sévère.

On n’avait pas le droit de divorcer! Et puis, je ne pouvais et ne voulais pas le faire divorcer pour moi. et qu’après, il le regrette! Il aurait fallu qu'il prenne cette décision de lui-même. Mais comme nous nous sommes aimés!

Un jour, je le présentai à ma famille. Tout se passa bien. Ma mère semblait bien l'apprécier.

Mon frère Patrick, que j'avais beaucoup gâté en

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habits, jouets, etc. était en pleine crise d'adolescence, toujours aussi caractériel, fainéant et simulateur. A près de quinze ans, il était joli garçon, mais il ne fallait pas qu'il ouvre la bouche, tellement il pouvait dire de bêtises! Et puis surtout, il emmerdait tout le monde.

Mais Jacques H. ne dit rien, bien qu'il comprit que quelque chose ne tournait pas rond chez ce garçon et qu'il y avait un gros problème.

Jacques H. qui était d'une grande bonté, m'entretenait à cette époque, car j'avais cessé de travailler dans les cabarets; il me donnait trois mille francs par mois. Il m'envoya même me reposer aux Bahamas.

Pendant mon séjour là-­bas, il s'était lancé dans la politique, il ne fut pas élu et ce fut un échec pour lui. Mais il y avait tant d'autres choses qu'il avait réussies.

En rentrant des Bahamas où j'avais passé trois mois, toute bronzée et bien reposée, je me suis mise à la recherche d'un emploi.

J'en trouvai un dans un magasin de chaussures de luxe, à la place de la Fusterie. Il était tenu par des frères jumeaux - on ne savait jamais auquel on s'adressait - et était fréquenté par une très belle clientèle.

Je me révélais être une bonne vendeuse et mes patrons m'appréciaient bien.

Bien que je gagnais de nouveau ma vie, Jacques H. continuait de m'aider financièrement - pour un homme marié, c'est normal !

Forte de cette nouvelle expérience professionnelle, je me décidai à chercher un commerce à exploiter moi-même. Jacques H. ne voulait absolument pas que j'ouvre un restaurant. Je crois qu'en fait, c'est parce qu'il était terriblement jaloux. Nous sommes donc tombés d'accord pour acheter une chapellerie-chemiserie située à la rue de Coutance.

Ce ne fut pas facile car les propriétaires, des gens âgés, étaient un peu compliqués. Jacques H. se porta garant, et une fois l'affaire conclue, j'ouvris enfin mon commerce, avec beaucoup de modestie. Cela dura sept ans !
Au début, ça marchait très bien.

J'avais même engagé deux vendeuses pour m'aider,

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une le matin et une l'après-midi.

J'aimais beaucoup les tissus, je vendais toutes sortes ce chapeaux, de la toque en fourrure pour l'hiver jusqu'à la casquette de paysan. Le magasin avait de grandes vitrines que j'aimais à décorer joliment.

Puis débuta une nouvelle période de crise. Nous étions dans les années 70. J'étais obligée d'acheter de la nouvelle marchandise, mais les deux dernières années, j'avais de plus en plus de peine à vendre. Le franc suisse était devenu trop cher et le jean avait complètement révolutionné la mode. Il me fallait une semaine pour faire la recette que je faisais habituellement en un jour. C'était horrible! Les autres chapelleries fermaient les unes après les autres. Je dus me séparer de mes employées.

Nous avons finalement décidé, Jacques H. et moi, de vendre le magasin, et c'est avec beaucoup de tristesse que je m'y résolus, car j'avais enfin trouvé là une grande stabilité professionnelle. Mais je devais bien me rendre à l'évidence.
Une compagnie privée, s'intéressa aux locaux et Jacques H. s'occupa des négociations. Il dut batailler très dur pour le prix de la reprise, mais je perdis quand même beaucoup d'argent dans la transaction.

De mon côté, je m'occupais de liquider ce qu'il me restait de marchandise sans rien dire à personne, officiellement - il fallait payer quelque chose à la Ville pour l'autorisation d'afficher "liquidation" - en marquant «gros rabais», et pour ce qu'il restait, j'ai appelé l'Armée du Salut qui sont venus chercher tout ça.

Et voilà, encore une page de tournée !

VERS DE NOUVEAUX HORIZONS

Le hasard me donna l'occasion de m'occuper de Champ-Soleil, mon ancienne école. J'en devins même présidente!

Bien que l'école fût située à Lausanne, il existait à Genève un groupe de vingt anciennes élèves qui s’y réunissaient ponctuellement.

Je me demandai pourquoi il n'existait pas d'autres groupes ailleurs, et j'eus donc l'idée d'en fonder dans d'autres villes.

Je m'en suis occupée, et j’ai même financés ces groupes au début. J'en ai créé un à Lausanne - ce qui

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ne se fit pas sans susciter une levée de boucliers de la part des anciennes de cette ville qui me mirent bien des bâtons dans les roues - puis encore un autre groupe à Aigle, à Berne, à Neuchâtel et à Zürich. Je dois dire que cela a eu un certain succès et les groupes fonctionnaient très bien.

Chaque groupe avait la responsabilité d'organiser la grande rencontre annuelle. Cette occupation me donna beaucoup de satisfactions et surtout, cela me changeait les idées. Vers la fin de l'année, Jacques H. m'offrit un billet d'avion pour la Martinique afin que j'aille passer les fêtes loin de tout souci.

J'en parlai à une amie précisément originaire de là-bas, K. une ancienne strip-teaseuse que j'avais connue au BaTaClan à Genève. Elle me chargea d'une mission tout à fait délicate, celle d'annoncer à ses parents qu'elle était sur le point de divorcer; elle avait épousé un Suisse dont elle avait eu un enfant - elle voulait d'ailleurs que je sois sa marraine.

Ce que j'ai refusé étant donné qu'ils en étaient déjà à trois, je n'en ai jamais eu, moi, faut pas pousser tout de même! - et n'osait pas avouer elle-­même cette nouvelle à ses parents.

Lorsque je fus sur place, je suis donc allée les trouver afin de les informer du message encombrant.

Quand j'eus annoncé la nouvelle à ses parents, j'ai bien cru que sa mère allait m'avaler!

Mais en dehors de cet épisode terrifiant, les Antilles sont merveilleuses, les gens y sont charmants, chaleureux et accueillants, et cette île est un vrai paradis. J'ai beaucoup apprécié d'y séjourner.

A la fin de mes vacances, je repris l'avion pour Genève où Jacques H. était venu m'attendre à l'aéroport.

Lorsque je passai la douane et que je l'aperçus, je lui fis des signes désespérés car j'avais reconnu des amis à lui qui étaient dans le même avion que moi.

Nous nous retrouvâmes donc discrètement à l'étage supérieur afin de ne pas être vus d'eux. Il fallait toujours faire attention à tout, mais je commençais à avoir l'habitude.

Depuis mon retour, je passai quelques mois sans rien faire; je n'avais plus l'envie de chercher à gagner de l'argent.

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J'avais trop perdu dans la vente de mon commerce et cela me déprimait un peu.

Nous continuions à nous voir, Jacques H. et moi, aussi discrètement que possible.

En homme d'autorité, Jacques H. décidait de tout et était très sûr de lui. Un jour, il décida de m'emmener à New York, puis au Canada, à Québec et Toronto. Il me fit voir les chutes du Niagara. Ce fut un beau voyage. Seule ombre au tableau, nous devions rentrer séparément, toujours à cause de la jalousie de sa femme qui n'avait pas diminué, bien au contraire.

Soupçonneuse, elle avait invité à dîner un responsable de Swissair afin de savoir si son mari était parti seul en voyage, et bien entendu il cracha le morceau.

Prévenu, Jacques H. décida que nous rentrerions par deux vols différents, sa femme devant l'attendre à son arrivée à l'aéroport. Je voyageai donc de mon côté, sans lui, et rentrai seule chez moi.

Peu après mon retour, le téléphone n'arrêtait plus de sonner.

Bien sûr, c'était sa femme qui m'appelait ou me faisait appeler par quelqu'un d'autre. Devant tant de harcèlement, je tirais tout simplement la prise! J'avais l'habitude de ce genre de téléphones anonymes et c'était le seul moyen d'avoir la paix.

Heureusement qu'aujourd'hui, c'est plus difficile, puisque les numéros s'affichent sur l'appareil.
En voilà une bonne invention !


MES DÉBUTS DANS L'HÔTELLERIE

Lasse de mon oisiveté, je me résolus à chercher de nouveau un emploi. Mais je ne voulais plus être vendeuse, surtout pour quelqu’un d’autre, aussi j’ai préféré changer complètement de profession. Et c’est ainsi que j’ai répondu à une offre qui proposait un poste de gouvernante dans un petit hôtel de la place, l’Hôtel Moderne, et je suis allée m’y présenter. Je fus engagée. Je ne savais pas à quel point le travail de gouvernante d’hôtel peut être pénible! Il fallait contrôler toutes les chambres, de 7 heures le matin jusqu’à 17 heures. Au bout de quelques temps, je décidai de changer d'employeur et choisis d'aller travailler pour une grande chaîne d'hôtels américaine, le Ramada. J'y ai beaucoup appris, mais

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c'était tout aussi fatiguant !

Entre-temps, je reçus un chat. Je le nommai Caruso. Malheureusement, il avait été accidenté et il avait perdu la sensation du vide. Ce qui devait arriver arriva, il tomba de la terrasse de mon appartement, du 8ème étage!

Moi, je m'étais habituée à la présence affectueuse de ce petit animal, et j'avais du mal à me remettre de sa perte. Ainsi donc, une semaine plus tard, nous nous sommes rendus, Jacques H. ma voisine et moi, à la S.P.A. à Bernex pour y chercher un chat. Il ressemblait beaucoup à Caruso avec son ventre tout blanc et sa tête tricolore sur la tête qui lui faisait comme une frange.

Je décidai de l'appeler Roméo. Il avait deux ans, et il me fit trois mois de coliques! Enfin, à Noël il était guéri. Avec eux, j'ai découvert l'amour des animaux. C'est merveilleux! Mais malgré cette sensibilité, je n'ai jamais cessé de placer l'être humain au premier plan, avant tout !
Un jour, je reçus une proposition d'emploi de l’Hôtel Cornavin afin d'y reprendre un poste de gouvernante. J'ai accepté, et j'y suis restée cinq ans ! Avec une autre gouvernante plus jeune que moi, nous y avons introduit le système américain.

Mon ami Jacques H. venait toujours me trouver.

Mais ce n'était plus vraiment la même chose. Il faut dire que je travaillais tellement, j'étais beaucoup moins disponible, forcément, et aussi très fatiguée. C'est ainsi que je fis la connaissance de mon voisin de palier, qui se prénommait James. Il travaillait pour la télévision en qualité de technicien. Il était plus jeune que moi.

Nous avons passé de délicieux moments ensemble. Je l'avais surnommé Fabulon, car il racontait toujours des histoires assez incroyables. La fidélité n'était pas sa qualité première, loin de là, mais il était tout de même très attachant.

Curieusement, Jacques H. semblait stimulé par cette situation.

Un beau jour, James partit pour l'Espagne avec une fille de là-bas, et ils se marièrent en moins de temps qu'il ne faut pour le dire!

LE VOISIN

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De mon côté, je fis la connaissance d'un autre voisin, qui vivait avec sa sœur.

D'origine libanaise, Edmond venait cependant du Canada! Il était masseur professionnel, mais il ne pouvait pas exercer car il n'avait pas de permis. Nous nous fréquentâmes de plus en plus assidûment. Il avait vingt ans de moins que moi!



MON MARIAGE





En mai de l'année 1982, nous décidâmes de nous marier. Avec l'accord de mon ami Jacques H. bien sûr ! Il n'émit pas d'opposition lorsque je lui en parlai.

Je crois qu'il s’était bien rendu compte qu'il ne pouvait pas aller plus loin avec moi! Il a même accepté d'être mon témoin. Ça s'est beaucoup moins bien passé avec mère.

Notre décision prise, je me rendis chez elle en compagnie de mon futur époux afin de le lui présenter et de lui annoncer ce que je pensais être une bonne nouvelle ! Quelle ne fut pas mon erreur ! En guise de bénédiction et de vœux de bonheur, elle me mit tout bonnement à la porte !

En dépit de cela, nous fîmes tout de même un très beau mariage, à l'automne de la même année. Après la cérémonie à la mairie qui eut lieu un vendredi, nous sommes allés faire un excellent repas en compagnie de nos invités.

Étaient présents la sœur de mon mari, son frère, mon amie Denise qui était gouvernante comme moi, et Jacques H. bien entendu.


Le lendemain, nous avions organisé une réception

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pour tous nos amis chez moi, car j'avais un grand appartement en duplex. Les festivités débutèrent vers 17 heures, pour se terminer tard dans la soirée. Il y avait des fleurs partout et l'ambiance était très gaie. Quelle merveilleuse soirée!



Au bout de quelques mois, j'estimai qu'il était grand temps que mon mari se mette enfin à travailler. Bien qu'il parlât trois langues et qu'il eût un diplôme de masseur en poche, il trouvait toujours toutes sortes de raisons impossibles et improbables qui, soit disant, l'en empêchaient!

Finalement, à force de discussions, j'y suis parvenue ! Et il fut engagé comme masseur à l'hôtel Hilton. Plus tard, il travailla dans une maison pour personnes âgées.

Dans les mois qui suivirent, je fis la connaissance des parents d'Edmond, que nous reçûmes chez nous. Vivant toujours à Toronto, ils avaient décidé de venir en Suisse pour rendre visite à leurs trois enfants.

Mon beau-frère se prénommait Fouad, était aveugle et travaillait chez Nestlé. Ma belle-sœur était secrétaire dans une entreprise américaine ; c'était une femme très intelligente, mais très dure. Tout se passa très bien et ils eurent beaucoup de plaisir à découvrir la Suisse. Les parents d’Edmond insistèrent cependant beaucoup pour que leur fille revienne vivre près d'eux, au Canada.

En automne 1983, je décidai d'abandonner mon travail dans l'hôtellerie pour partir trois mois à Toronto, chez les parents de mon mari, pour y apprendre l'anglais.

J'ai beaucoup aimé le Canada, particulièrement en octobre où je découvris avec admiration ce qu'était le fameux "été indien" et ses magnifiques couleurs. Mais

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en hiver, quel froid!

Et le froid n'était pas uniquement météorologique, mais il s'installa également entre ma belle-mère moi.

Les jours passant, la mère nourrissait une jalousie grandissante à mon égard et m'en voulait de plus en plus d'être en Suisse avec ses trois enfants, tandis qu'elle restait seule avec son mari au Canada.

Dès lors, elle n'a eu de cesse de tout faire pour y faire revenir non seulement sa fille, mais également mon Edmond!

Contre toute attente, c'est le clan familial qui a finalement pris le dessus.

Puis, un jour, mon mari fit ses valises.

Enfin, c'est beaucoup dire, puisque tout, ce qu'il possédait tenait dans quelques sacs en plastique. Après seulement deux ans de mariage, il demanda le divorce, à la stupéfaction générale. En effet, tout le monde autour de nous ne me trouvait aucune faute à me reprocher, bien au contraire. De l'avis de tous, je m'étais donné beaucoup de peine. Nous vivions en harmonie, nous recevions beaucoup - Edmond cuisinait des plats libanais, je l'aidais et j'aimais beaucoup cela - et en somme, nous donnions l'image d'un couple uni.

Nos avocats eux-mêmes trouvaient qu'il n'y avait vraiment aucune raison pour que nous divorcions! Malgré tout, je me retrouvai seule avec Roméo, mon chat.









UN NOUVEAU DEPART

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Je postulai pour un emploi de cuisinière à la demi-journée chez des Indiens qui avaient une société d'import-export.

Ce fut mon nouveau métier.

Je me suis découverte une passion pour la cuisine. Ça m'est venu tout d'un coup, ­comme ça.

J'avais alors 48 ou 49 ans.

Mon ex-mari m'avait déjà initiée à la cuisine libanaise, et puis je me suis énormément intéressée à la cuisine indienne, avec son cortège d'épices et de saveurs inhabituelles. On me donna des recettes que je m'appliquai à réaliser, non sans un certain succès.

Le chicken-curry, les chutneys, le poulet tandoori mariné dans le yaourt n'avaient plus de secrets pour moi.

J'ai adoré cette cuisine exotique, un peu spéciale. ­D'ailleurs, lorsque mes employeurs recevaient des visites, je leur concoctais des repas typiquement indiens, à la satisfaction générale.

Je travaillais beaucoup pour un salaire plus que modeste.

Lorsque j'ai commencé, je touchais 900 francs par mois, puis 1'000 pour culminer à 1'800 francs; en fait, j'avais remarqué que c'était un peu donnant-donnant, et je me suis dit que plus j'en ferais, plus je gagnerais.

Le soir, je me rendais chez le directeur pour lui faire ses repas, ou alors j'étais réquisitionnée pour préparer à manger quand ces messieurs avaient invité des clients ; ils avaient bien compris que cela leur revenait quand même moins cher que de les inviter à l'hôtel Intercontinental ou dans quelques prestigieux restaurants et qu'ainsi, ils faisaient de sacrées économies!

Les week-ends je venais même leur nettoyer les moquettes. J'étais morte de fatigue. A bientôt 50 ans et ne les paraissant pas, ils ne se rendaient

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pas compte combien tous ces travaux et ce rythme étaient épuisants pour moi.

En dépit de cela, l'ambiance y était formidable et encore aujourd'hui j'ai gardé un contact avec les autres membres du personnel. Bien que je m'y plaisais beaucoup - j'y suis tout même restée cinq ans –

Il fallait tout de même que je me décide à trouver un emploi plus lucratif dans le privé, car mon loyer était assez élevé (2'000 francs par/mois !).

Quelques temps plus tard, j'appris qu'ils avaient dû fermer leurs bureaux; ils avaient fait faillite et étaient repartis vivre en Angleterre.

Ma première place de gouvernante-cuisinière dans le privé fut chez un comte italien qui vivait à Cologny, le village très chic dominant le lac, particulièrement prisé des gens fortunés.

Je devais y rester trois mois en intérim, en attendant un couple qu'il avait engagé pour son service.

Par la suite, je trouvai un emploi du même genre chez un richissime et non moins célèbre fabricant de miel, la famille Zappardi. Ils possédaient une maison à Founex et une autre propriété à Monte-Carlo.

Bien que mariés, rares étaient les occasions de voir ce couple ensemble. Ils vivaient donc plus ou moins séparément.

L'organisation n'était de loin pas la qualité première de Madame. Il fallait toujours tout faire à la dernière minute, ce qui la mettait rapidement dans un état de panique indescriptible et tout le personnel en émoi!

Lorsqu'elle avait des invités, par exemple, elle nous prévenait au dernier moment et il fallait se dépêcher de passer l'aspirateur partout et de tout mettre en ordre avant l'arrivée de ses convives.

Ou bien encore, elle recevait trois personnes à dîner quand, sur le coup des vingt-et-une heures, le téléphone sonnait: - Mais venez donc nous

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rejoindre, Cosette, mettez donc quelques couverts en plus ! Je n'avais donc d'autre choix que de filer au congélateur et de préparer quelque chose pour ces invités. Avec elle, je ne travaillais que grâce au congélateur !

Finalement, ils divorcèrent, et ce fut une quasi tragédie pour tout le personnel qui se retrouvait aussi soudainement sans emploi.

Il faut bien se rendre compte que dans le privé, nous n'avions aucune sécurité de l'emploi. Cela ne m'empêcha cependant pas d'exercer cette profession pendant quinze ans.

Je vivais bien et profitais au maximum de mes journées de congé; avec des amies, nous allions souvent manger dans de bons restaurants.

Il faut dire qu'à Genève, il y en a vraiment d'excellents.

Je dus aussi renouveler ma garde-robe, car mon corps avait changé. On découvrit que j'étais atteinte de diabète, ce qui n'arrangeait pas les choses. De plus, lorsqu'on travaille en cuisine, il est particulièrement difficile de suivre un régime. Je dus cependant suivre un traitement que mon médecin m'avait prescrit, mais je dois avouer que j'avais beaucoup de mal à accepter cette maladie si sournoise. Je ne suivais donc aucun régime particulier, mangeais de tout sans restrictions. Parfois, je faisais des malaises suite à des crises d'hypoglycémie.

Mais il fallait bien faire avec, et continuer de gagner ma vie. Je fus engagée pour une année en qualité de cuisinière chez des gens très aisés.

Je me débrouillais bien et mes talents étaient appréciés, mais ces personnes-là étaient si compliquées et si snobs qu’en dépit du fait que j'étais très bien payée (je gagnais 5'000 francs par mois !), j'ai finalement changé d'employeurs.

Bien souvent, je connus des périodes de chômage et ce n'était pas facile. Car à partir de cinquante ans, il devenait de plus en plus difficile de retrouver un emploi.

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Le loyer de mon appartement ne cessait d'augmenter - j'habitais toujours mon superbe duplex -, aussi je dus me résoudre à louer une des chambres avec jouissance de la cuisine et de la salle de bains.

Certes, l'endroit était spacieux mais sans portes, ce qui rendait la cohabitation quelque peu difficile.


Mais je parvins quand même à trouver mon premier locataire, et à y instaurer une bonne ambiance. C'était un ressortissant russe, parlant toutefois très bien le français ­et même sans accent, ce que je regrettais un peu d'ailleurs car je trouve que certains accents sont tellement charmants - et nous partagions le moment des repas que nous prenions ensemble. Quelques fois, nous dégustions du caviar qu'il apportait.

Ma seconde locataire, quant à elle, était Française et travaillait pour une société de surveillance. Bien entendu, ces locations n'étaient pas pour de longues durées et tous les six mois, il fallait me remettre à chercher quelqu'un. C'est ainsi que j'ai eu une Australienne, fonctionnaire au B.I.T., puis une Canadienne dont j'ignorais tout des moyens de subsistance.

Nous étions alors à la fin des années 1980 qui virent l'émergence d'une nouvelle crise économique, encore plus longue et plus profonde que les précédentes.

Mon loyer atteignait maintenant 2'000 francs mensuels; ça devenait de plus en plus dur financièrement et je finissais par détester ce beau duplex que j'avais tant aimé.


Je m'inscrivis donc dans plusieurs régies de la place pour trouver un logement un peu plus abordable. Ce fut loin d'être évident, mais finalement on me proposa un petit appartement situé au quai du Seujet, avec une belle vue sur la ville et le Rhône.

Il s'agissait d'une pièce avec cuisine et salle de

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bains, pour 500 francs par mois, ce qui me convenait parfaitement. C’est d’ailleurs là que j’habite encore aujourd’hui.

Dans la deuxième quinzaine du mois d'octobre 1993, Je déménageais donc avec ­tous mes cartons.

Comme il n'y avait rien de prévu à cet effet, j'ai dû commander une armoire et des placards que j'ai faits faire sur mesure et j'ai dû attendre trois mois avant d'être enfin livrée. Je vivais donc au milieu de mes cartons qui étaient toujours entassés près de l'entrée.




LA FIN DE MA MÈRE


Puis, ma mère tomba gravement malade. Elle dut subir une intervention chirurgicale pour l'ablation d'une tumeur cancéreuse. Bien que très souffrante, elle désirait cependant demeurer chez elle.





Entre-temps, je trouvai dans les annonces de la Tribune de Genève une place à mi-temps chez une dame, puis plus tard sur le télétexte, une nouvelle place de gouvernante chez un monsieur, un régisseur très connu de Genève, qui vivait tout seul dans une magnifique villa au bord du Léman, à Coppet.

A peine avais-je commencé à travailler chez lui que je

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dus faire de fréquents déplacements à Lausanne pour rendre visite à ma mère et lui faire à manger pendant mes jours de congé.

Patrick, mon frère, habitait momentanément chez notre mère. Mais c'était très accaparant de s'occuper d'elle, pour lui qui n'avait aucune endurance. Aussi, bien que je fus déjà pas mal occupée entre l’emménagement (dans mon appartement et que je débutais dans ma nouvelle place, je fis l'effort pour aider au mieux mon frère et le soutenir moralement.
Cela dura deux mois. A la suite de quoi, on plaça ma mère dans une maison où l'on meurt en douceur.

Je suis restée assez distante avec elle, ça faisait quand même dix ans que je ne l'avais pas revue.

Une fois de plus, elle m'en voulait beaucoup car elle sentait qu'elle allait bientôt partir tandis que moi, je restais!

J'ai néanmoins fait mon devoir de fille et je l'ai remerciée pour tout ce qu'elle avait fait pour nous. Après quatre jours, elle mourut; elle venait juste de fêter ses quatre-vingts ans. Son enterrement fut tout simple, et le pasteur se montra très gentil. Il était souvent venu la trouver avant son décès. Désormais, je me retrouvai seule avec mon frère.




MON FRÈRE PATRICK

Nous nous sommes occupés à remettre l'appartement de ma mère en ordre.

Dans cette épreuve, Bernard, l'ami de mon frère Patrick était homosexuel l'a beaucoup soutenu.

Il avait de la chance d'avoir cet ami fidèle et très stable qui l'aimait. Malheureusement, au bout de dix ans de vie commune, ils se séparèrent une année ou deux après le décès de ma mère.

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Bernard trouva un autre copain qui s'appelait aussi Bernard, et de son côté, Patrick eut également un autre copain - mais qui vivait en ménage avec une fille - et qui se prénommait, Patrick !

Les relations entre mon frère et moi se dégradèrent et devenaient de plus en plus impossibles et tendues.

Vis-à-vis de moi, il a été affreux comme un diable! Tant qu'il y avait notre mère, ça allait encore.

Elle le tempérait en lui disant: «Sois gentil avec ta sœur, elle a toujours été gentille avec toi! » Mais après son décès, l'ambiance entre nous est devenue horrible.

Je l'avais pourtant toujours beaucoup aidé - je lui achetais des vêtements, lui avait offert de beaux rideaux, quand plus tard on refit aussi son appartement, et j'en passe, en fait, je ne faisais que de payer pour ceci ou pour cela.

Mais c'était toujours à sens unique! Jamais il ne m’'invita chez lui, par exemple, alors qu'il vivait dans un très joli intérieur. Lorsque je lui demandai si je pouvais venir chez lui pour un week-end, il me répondit: «Euh, non! Non, non, non! ». Sans autres explications.

Il avait bien d'autres priorités, ses amours ! En définitive, il n'avait que son copain dans la tête, même s'il restait les week-ends tout seul chez lui et l'autre s'en fichait complètement, profitant de mon frère autant qu'il le pouvait! Il lui faisait laver les vitres, faire des nettoyages, du repassage, tout ça gratuitement, bien entendu.

Quand ils partaient en vacances ensembles, c'était aux frais de mon frère! Je me souviens que Bernard lui avait donné un jour 1'500 francs pour qu'il puisse partir au bord de la mer avec son nouveau copain, la compagne de celui-ci et leur petit garçon - Patrick adorait ce gamin - et quand ils sont rentrés, mon frère a dit «Plus jamais je ne reverrai la mer!» Ce funeste présage devait malheureusement se révéler exact, quelques mois plus tard la vie allait prendre de tristes décisions.



MON NOUVEAU ET DERNIER MÉTIER:

GOUVERNANTE CHEZ DES PARTICULIERS

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Pendant ce temps, je travaillais toujours chez ce monsieur très âgé dans la villa au bord du lac. Je faisais tout ce que je pouvais pour qu'il ait la meilleure qualité de vie et la plus harmonieuse possible.

D'ailleurs, il était très content de mes services, de même que sa famille qui m'en était très reconnaissante.

Il avait trois fils - dont deux étaient mariés - et une fille. Tous venaient lui rendre visite régulièrement.

Il régnait une excellente ambiance dans cette maison et, de plus, on me faisait une confiance totale.

De mon côté, j'avais beaucoup de plaisir à mettre en ordre cette belle maison.

J'étais heureuse dans mon travail. Etant seule avec mon patron, je m'étais organisée pour me trouver une remplaçante lors de mes vacances et jours de congé. Comme il était assez exigeant, il lui fallait quelqu'un de sérieux, digne de confiance et responsable. C'était une dame assez âgée, que j'avais connue lorsque je travaillais à Cologny, mais je savais qu'elle était excellente cuisinière.

Plus tard, j'en trouvai une autre, plus jeune et plus gaie, mais très compétente tout de même.

Je ne revoyais plus mon ami Jacques H. qui était très malade. Il fit une thrombose à 59 ans, ce qui le contraignit à cesser ses activités et à remettre ses affaires trois ans après.

Ensuite, il dut être hospitalisé pour être amputé d'une jambe, à cause de son diabète qui avait provoqué une gangrène.Plus tard, il était prévu de l'amputer de la seconde jambe.

Il mourut deux mois avant de fêter ses 70 ans, le 24 janvier 1995 ! J'ai eu beaucoup de chagrin car ce fut un grand amour qui s'éteignait à tout jamais, même si notre histoire s'était terminée en queue de poisson.

Le syndicat

Entre-temps je m'étais syndiquée, car j'avais eu quelques places où les patrons n'étaient pas très corrects en ce qui concernait les salaires.

Heureusement, ce n'était pas le cas là où je me trouvais alors, bien au contraire. J'étais même assez

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bien payée, touchant 4'500 francs mensuels lorsque je commençai, montant qui fut augmenté de 500 francs un peu plus tard, ce qui en soi était plutôt agréable, mais ayant surtout pour conséquences de faire grimper mes impôts ainsi que mon loyer, ce qui l'était beaucoup moins !
J'écrivis donc plusieurs courriers au syndicat, mon but étant de trouver des solutions pour améliorer le système.

J'ai même contacté par téléphone des journalistes de la télévision et ils se sont déplacés pour venir s'entretenir avec moi à propos de ce vaste sujet d'actualité.

Il faut dire qu'il y avait de plus en plus de travailleurs venus des pays de l'Est, employés "au noir" et bien souvent exploités et sous-payés, ce qui me révoltait.


De ces entretiens en était ressortie toute une émission consacrée à la problématique du personnel dans les consulats.

En toute modestie, je suis assez fière d'avoir été à l'origine d'une réflexion sur ce problème de notre société.

J'aurais bien voulu aller plus loin dans ce sens, il y avait encore tant à dire et à faire pour dénoncer ces scandaleuses pratiques, malheureusement encore assez courantes, mais le temps me manquait pour m'y consacrer davantage.

Je parlais souvent avec ce vieux monsieur du bord du lac. Nous nous entendions bien, mon patron et moi-même, et j'appréciais beaucoup nos conversations.

C'était un homme très cultivé, mais il commençait à perdre un peu la mémoire. Il souffrait de la maladie d'Alzheimer.

Accablé par l'âge et la maladie, mon patron dut être hospitalisé à Nyon où il finit par s'éteindre. Avant de mourir, il eut encore le temps et la délicatesse de me remercier pour tout ce que j'avais fait pour lui. Sa famille me fut également très reconnaissante.

Ils m'écrivirent des lettres de remerciements, me demandèrent de ne pas partir tout de suite, de rester encore un peu pour garder la maison.

Peu de temps après ce décès qui me laissait à nouveau sans emploi, et après avoir fait l'inventaire et

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débarrassé toutes les affaires de mon défunt patron, la marchande de poisson du village me confia qu'elle connaissait un monsieur, lui aussi malade et vivant tout seul suite à son récent veuvage, et à qui je pourrais rendre service. Suivant son précieux conseil, j'allai me présenter et fut aussitôt engagée. Souffrant d'un cancer de la prostate, il mourut un an et demi après.

Plus tard, je fus engagée par la fille d'une dame assez âgée et presque aveugle afin d'officier chez elles.

J'entrai ainsi au service d'une famille de banquiers très fortunée. Mais alors, qu'est-ce que ce fut pénible! Ces dames avaient toujours été très privilégiées par la vie et beaucoup de peine à accepter leur vieillesse. En fait, bien que très religieuses et pratiquantes, elles restaient d'éternelles petites filles gâtées.

Devenues veuves, c'était un peu comme si leur vie s'était aussi arrêtée le long d’un interminable couloir en forme de cercle.

N'ayant plus leurs maris auprès d'elles, elles ne faisaient plus rien du tout, ne sortaient plus le soir et ne cessaient de se plaindre pour un oui ou pour un non. La mère, de par son handicap, ne pouvait se mouvoir que difficilement et restait là des heures interminables sans bouger de son fauteuil.

Dieu que les journées étaient longues ! Pourtant pleines de fric, elles pouvaient s'offrir tout ce qu'elles désiraient, mais devenues aigries, leur seule distraction consistait à être pendues au téléphone des heures durant avec d'autres femmes, veuves comme elles, et à ne raconter que leurs petites misères.

J'essayais bien de mener la conversation du mieux que je pouvais, d'autant qu'elles avaient souvent des choses très intéressantes à dire car leur vécu était tout de même assez captivant. Malgré cela, il régnait une ambiance pesante. De plus, il y avait une autre employée avec qui je ne m'entendais pas du tout. C'était une fille portugaise, odieuse et très désagréable, tout juste sortie d'un couvent, qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour m’enquiquiner.

Elle faisait régner dans la maison une ambiance vierge folle.

Malgré son caractère exécrable de frustrée jalouse, ces dames ne juraient que par elle.

A leurs yeux, il n'y en n'avait point comme elle, et on

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le comprend aisément car elle était surtout bien moins chère que moi.

Lorsque j'étais en congé, elle en profitait pour me dénigrer par tous les moyens possibles, m'accusant ostensiblement de ne pas faire correctement mon travail (par exemple en laissant des nettoyages inachevés, dont elle prenait un malin plaisir à m'en incriminer la responsabilité, j'en passe et des meilleures)

Plus le temps passait, et plus j'en avais marre de ses mesquineries. D'autant plus que mes patronnes croyaient tout ce qu'elle leur disait comme paroles d'évangiles!

Tant et si bien qu'au bout d'un certain temps, n'en pouvant plus, je décidai de partir.






MON DERNIER EMPLOYEUR,

QUI FUT AUSSI MA

DERNIERE HISTOIRE D'AMOUR ...



Moralement fatiguée par tant de sournoiseries, je décidai de m'octroyer deux mois de congé afin de me reposer.

Jusqu'au jour où une agence spécialisée me contacta par téléphone pour me proposer un emploi chez un monsieur H.M. vivant seul après le récent décès de son épouse.

Je répondis à la personne de l'agence que j'acceptais de rencontrer ce monsieur. En fait, le jour même, c'est lui qui m'appela afin de convenir d'un rendez-vous. Nous fixâmes une date et, au jour dit, je me rendis chez lui dans sa maison située au bord du lac.

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Après qu'il m'eût fait visiter sa propriété, je me suis très vite rendue compte que beaucoup de travail m'attendait là !

Au terme de la visite, nous en arrivâmes à parler de salaire, et lorsque je lui fis part de mes prétentions, il me répondit derechef qu'il désirait rencontrer encore d'autres personnes, ce qui était bien entendu son droit le plus strict.

Deux jours après notre première entrevue, il me téléphona pour m'annoncer qu'il ne pouvait pas me payer le salaire que je lui demandais pour mes services. Sans me démonter, je lui répondis aussitôt que mon expérience de gouvernante justifiait pleinement mes prétentions.

Il argumenta qu'il n'envisageait pas de dépasser le salaire minimum pour cet emploi et qu'il devait encore réfléchir.

Le lendemain, il me rappela et après discussion, il accepta le prix que je lui proposai, bien qu'il justifia ses réticences en raison d'une baisse des marchés boursiers, et que des jeunes femmes venues des pays de l'Est se montraient bien moins gourmandes que moi; je lui concédai une diminution de 500 francs sur mon offre initiale, mais sans descendre en dessous, en insistant sur le fait qu'une certaine qualité de service légitimait son coût.

C'était l'automne, et je commençais chez mon nouveau patron au début de novembre 2001.

Comme je m'y étais attendue, il y avait beaucoup de travail; dans un premier temps, il fallut vider les armoires des habits de sa femme et les descendre de l'étage au rez-de-chaussée en plusieurs voyages. Il y en avait une telle quantité, je n'avais jamais vu ça, tous ces habits étaient de très bonne qualité et extrêmement bien soignés.

Selon les vœux de sa défunte épouse, certains de ces vêtements étaient destinés à quelques amies. Nous fîmes le tri ensemble dans une ambiance lourde de tristesse - elle n'était décédée que depuis deux semaines -. Il me fit aussi cadeau de plusieurs de ces habits, qu'il m'arrive de porter encore d'ailleurs. Je pus également distribuer quelques affaires autour de moi, ce qui en ravit plus d'une.

Assez rapidement, mon patron me demanda s'il pouvait m'appeler Cosette!
Je n'étais pas tellement d'accord sur le moment, à

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mon âge, tout de même ! Enfin, il faut bien vivre avec son temps et puis, finalement, ça fait plus jeune.

Je finis donc par accepter. Ensuite, il me présenta à ses enfants. Il avait deux fils, tous deux fiancés à des femmes très intelligentes.

Le courant passa bien entre eux et moi, et je ne tardai pas à les appeler par leur prénom. Ils venaient tous dîner les samedis soirs et je faisais tout mon possible pour que la famille soit contente. Je préparais les repas et mangeais avec eux à la salle à manger.

Il régnait une bonne ambiance malgré leur deuil récent.

En décembre, il fut décidé que nous fêterions la Saint-Nicolas, comme il est de coutume en Suisse allemande dont ils étaient originaires.

Etaient invités les deux fils et leurs compagnes et quelques uns de leurs amis. J'avais dressé une belle table, un des convives grillait des châtaignes dans la cheminée sur un fond sonore de musique classique. Ce fut une charmante soirée, très sympathique. Le lendemain, la femme de ménage et moi remettions tout en ordre et, en bavardant avec elle, j'en appris un peu plus sur feue Madame M. notamment qu'elle tenait beaucoup au respect des traditions et à célébrer toutes les fêtes dans les règles de l'art, et que les futures belles-filles souhaitaient que les prochaines fêtes de Noël se déroulent exactement comme elle le leur avait appris, tant en ce qui concernait le repas, la décoration, le sapin etc.

J'appris également que Madame M. aimait beaucoup les chevaux et qu'elle faisait partie d'un club d'équitation.

Lorsqu'il n'y avait pas d'invités, nous nous retrouvions seuls pour manger, mon patron et moi. Monsieur M. aimait prendre son repas principal le soir,

ce que je n'appréciais pas trop, mais enfin, c'était ainsi et il fallait bien se plier aux habitudes de la maison.

Au petit-déjeuner, il tenait à son jus d’oranges fraîchement pressé. Le midi, il se contentait d'un genre de pique-nique composé de pain, de fromage et de charcuterie et d'un coup de rouge. A 16 heures, je préparais le thé, et le soir, il fallait que le souper soit prêt pour 19 heures !

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Je me dépêchais pour que tout soit prêt à l'heure et de tout remettre en place pour regarder le journal télévisé avec ce cher patron.

Mon travail terminé, je montais dans ma chambre pour passer la soirée devant la télévision qu'il m'avait offerte, ou alors je devais travailler tard le soir quand il y avait des visites.

Les premiers mois se passèrent bien; je m'occupais de beaucoup de choses, ce qui ne me dérangeait pas car j'aimais bien les responsabilités.

Et puis avec le temps, Monsieur M. se montra de plus en plus charmeur avec moi. Il faut dire qu'il en avait beaucoup, de charme!

Un vendredi, il insista pour que je reste avec lui le soir pour regarder ensemble la télé. Et bien entendu, c'était toujours lui qui choisissait les programmes!

Je m'aperçus qu'il me regardait de plus en plus et qu'il lorgnait particulièrement mes chevilles. Ses regards me troublèrent, mais ça ne me déplaisait pas, bien au contraire; il faut dire que pendant les treize dernières années, j'avais eu tellement de soucis pour gagner ma vie que je n'avais plus eu de rapports avec quelqu'un.

Cela continua ainsi jusqu'à un jour de paye où, s'approchant de moi, il m'enlaça et m'embrassa.

J'étais ravie, car je le trouvais très séduisant et il me plaisait beaucoup!

Il savait y faire. Il n'avait pas son pareil pour raconter les histoires, il était drôle et nous riions beaucoup ensembles. Ce n'était pas là son seul talent; il aimait beaucoup s'occuper de son jardin, il savait faire des meubles à la perfection - d'ailleurs, il avait un atelier équipé comme un professionnel - bien que son ancien métier n'avait rien à voir puisqu'il était directeur dans une grande banque.

Il commença à m'inviter certains soirs pour aller manger avec lui dans de bons restaurants.

De plus, j'avais l'impression d'être bien acceptée par ses enfants, de même qu'à ma place dans cette grande maison où la présence d'une femme était vraiment nécessaire.

Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais

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heureuse!

De temps à autres, H. partait à l'étranger pour faire du golf. Attentionné, il me téléphonait souvent et me disait:

- « Vous me manquez ... ! »

Pendant ses absences, je remettais tout en ordre et faisais des grands nettoyages dans la maison, des sols aux plafonds; j'avais loué une shampouineuse pour les moquettes à la pharmacie, je récurais, j'astiquais tant et si bien qu'à son retour, il ne reconnaissait plus la maison!

Et plus le temps passait, plus je devenais amoureuse de lui.

Il y avait toutefois quelque chose qui ne me plaisait pas du tout.

Ses enfants, alors âgés d'une trentaine d'années, avaient la détestable habitude d'arriver sans prévenir et entraient chez leur père comme on entre dans un moulin. Je n'avais jamais vu ça. Quand ils ne le réveillaient pas pendant sa sieste par leurs venues inopinées, c'était pour débarquer en plein milieu nos ébats intimes.

C 'était très gênant, et je trouvais que c'était un certain manque de respect.

J'en parlai à H. et lui suggérai qu'ils prennent la peine de téléphoner avant de venir. Au bout de quelques mois, H. passait toujours plus de temps devant son ordinateur, de nuit comme de jour, et de moins en moins de soirées en ma compagnie.

Petit à petit, je le sentais s'éloigner de moi, ce qui ne l'empêchait pas de venir me rejoindre le soir dans mon lit pour me faire l'amour.

Ses envies satisfaites, il me remerciait et retournait dans sa chambre.

Une fois parti, je restais là, seule dans ma chambre, et je pleurais.

Je ne savais plus quoi faire. La situation n'avançait pas.

D'autre part, et il me l'avoua plus tard lorsque nous en avons reparlé, il cherchait à rencontrer d'autres femmes, ce qui expliquait plus clairement les longues

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heures passées devant l'écran de son ordinateur, mais il me jura qu'il ne m'avait trompé avec aucune autre.

Il ne faisait juste que regarder, m'assura-t-il !

En fait, il ne voulait absolument pas qu'il soit dit qu'il se mettrait en ménage avec la boniche!

Pourtant, lui-même n'était pas de grande famille : sa mère était une gitane, et son père n'était que vendeur de meubles à Berne.

Je n'avais pas une si bonne position, car bien qu'étant devenue son amante, je n'étais finalement considérée comme rien de plus qu'une employée.

Il est vrai que j'étais la première femme qu'il connaissait après son deuil, et qui plus est, j'aimais faire l'amour avec lui sans restrictions. Je suppose que c'est pour ça qu'il m'appréciait, mais sans plus.

De mon côté, je devenais de moins en moins sûre de moi.

Un jour, n'y tenant plus, je lui confiais que j'éprouvais des sentiments amoureux pour lui, mais que j'avais la désagréable impression qu’il ne faisait l'amour avec moi que par hygiène!

Sur ces confidences, il ne me répondit rien et je redescendis au salon.

Je ne voulais pas en rester là et le rejoignis pour continuer la discussion. Nous avons beaucoup parlé, après quoi nous avons refait l'amour. Mais il ne me proposa pas que je dorme avec lui, ce qui m'attrista beaucoup.

La situation devenait de plus en plus difficile et inconfortable pour moi. D'autant que ses enfants, qui préparaient tous deux leurs prochains mariages, nous rendaient toujours plus souvent visite - toujours sans trop avertir à l'avance, ce qui ne me facilitait pas la tâche - et moi, par respect pour la perte encore récente de leur mère, j'étais obligée de cacher mes sentiments réels pour leur père.

Il fallait toujours faire attention devant eux afin de ne pas éveiller des soupçons. D'ailleurs, nous nous sommes toujours vouvoyés H. et moi, afin de ne pas perdre l'habitude devant eux.

Et les "douches écossaises" que me faisait subir H. étaient de plus en plus fréquentes.

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Quelques fois, il était proche de moi et j'avais même l'impression qu'il en était heureux, alors que d'autres fois il se montrait distant et je ne comprenais pas pourquoi.

Aussi, lorsque je rentrais de mes jours de congé, il m'invitait à manger le soir à Nyon dans de très bons restaurants. Nous passions agréablement la soirée ensemble et parfois même, je partageais son lit.

Bien sûr, je n'insistais pas tous les jours pour dormir avec lui et je retrouvais ma chambre.

Le plus souvent, il passait la soirée au salon, la télévision était enclenchée et il se mettait à son ordinateur à la recherche d'une femme à rencontrer.

Alors je lui souhaitais une bonne nuit et rejoignais ma chambre à l'étage.

Quelquefois il montait et venait m'embrasser, certaines fois nous faisions même l'amour - il était assez chaud lapin ! – mais il cherchait toujours une autre femme et ne s'en cachait pas.

La situation était très pénible pour moi, avec constamment ces grands «Vous» entre nous qui maintenaient cette distance.

Puis il y eut ce jour où il glissa dans la conversation qu'il avait parlé à ses enfants de notre relation et que ceux-ci se seraient exclamés:

- « Oh non, ne prends pas Cosette ! ».


Bien entendu, ce n'était pas vrai du tout. Il cherchait déjà des excuses pour me préparer.

Le comble fut atteint lorsqu'un jour, H. me demanda s'il pouvait amener d'autres femmes dans sa chambre à coucher! Je compris alors qu'il tenait avant tout à sa liberté et que je ne pouvais pas lutter contre ça.

En tout cas pour moi, c'en était trop et tout était fini.

A partir de moment-là, tout se passa très vite.

Il ne tarda pas à me faire comprendre que je pouvais partir. Après être restée 10 mois chez lui, je partis dans les trois jours qui suivirent, le 14 juillet 2002.

Je retrouvais donc mon petit appartement au bord du Rhône.

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Au bout d'un mois, H. me téléphona pour me demander si je voulais bien venir chercher mon certificat de travail. Je lui répondis oui. C'était le 15 août, une belle journée d'été. Quand je suis arrivée chez lui, il y avait une belle musique qui emplissait la maison et une demi-bouteille de champagne qui m'attendait au jardin, ainsi que le certificat déposé juste à côté.

H. se montra charmant, nous eûmes une très agréable discussion à propos de tout et de rien. J'étais très heureuse de le revoir, et lui ne semblait pas mécontent, bien au contraire. Je me sentais un peu mal à l'aise tout de même et désirais partir, alors qu'il était évident que nous avions tant envie l'un de l'autre.

Il me raccompagna à ma voiture et me demanda sans détour si je faisais toujours aussi bien l'amour! Un peu stupéfaite, je lui dis qu'avec toutes ces femmes qu'il rencontrait par internet, il ferait bien de songer à acheter des préservatifs ! Il me répondit : « mais qu'est-ce que tu en sais?». Sans prolonger la conversation, je quittai la propriété et rentrai chez moi, avec le secret espoir qu'il me téléphone bientôt.

Hélas, il continuait de chercher ailleurs ce qu'il avait eu à sa portée, une femme qui l'aime et qui s'occupait bien de lui - il finit d'ailleurs par trouver quelqu'un sur internet - .

J'ai bien compris qu'avant de nous quitter, il avait tant envie de m'embrasser et de m'emmener dans son lit, mais j'ai tout de même une certaine dignité et si j'avais accepté de le suivre en devant ensuite repartir avec mon certificat sous le bras, je me serais sentie comme un objet, utilisée, humiliée.

De retour chez moi, je m'occupais comme je pouvais. J'allais souvent rendre visite à des voisines, dont une était veuve depuis peu, et l'autre qui se retrouvait toute seule après que sa fille soit partie pour aller vivre avec un garçon. Quelquefois, j'allais faire le ménage chez des gens, mais cela n'a pas duré très longtemps.

Et voilà qu'un jour, quel ne fut pas mon étonnement lorsque je reçus un appel téléphonique d'une voisine de mon ancien patron qui habitait la propriété à côté de chez lui! Elle me demanda si j'étais disponible pour venir garder sa mère âgée de 97 ans venant passer quelques semaines chez elle.

J’acceptai non sans une certaine appréhension,

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cela faisait un certain temps que je n'avais pas revu H.

Vint donc le moment de commencer chez cette dame dont la mère devait arriver en ambulance depuis Paris.

Je me rendis donc là-bas, en ayant pris la décision d'ignorer mon ancien patron ainsi que toute sa famille.

Bien entendu, il m'aperçut depuis chez lui, et par deux ou trois fois il me fit des signes pour me dire bonjour; en dépit de ma résolution, je ne pouvais m'empêcher de lui répondre.

C'est alors que j'ai vu cette femme qu'il avait rencontrée sur internet et qui se baladait toujours en costume de bain. Du coup, je la surnommai « la grenouille» !

Je la reconnus à sa voix, car quelques temps auparavant, elle m'avait fait un téléphone anonyme - ce qui me fit penser que décidément, elle n'avait pas beaucoup de classe! - Je la trouvais d'autant plus ridicule lorsqu'elle était soudainement prise de quintes de toux quand elle m'apercevait en train d'arroser le jardin.

De mon côté, ma mission prit fin et, à part une ou deux chutes, tout s'était bien passé et la vieille dame se portait bien.

Elle retourna donc à Paris et je rentrai chez moi. Il était prévu qu'elle devait revenir l'année suivante, mais elle décéda au cours de l'automne.

Coup de fil de H.

Un mois passa lorsque je reçu un coup de fil de H.

Il me dit qu'il souhaitait me parler. Il se plaignit que la maison n'était pas aussi bien tenue que quand j'étais là !

Il trouvait qu'il avait fait une énorme bêtise en me demandant de partir et qu'il le regrettait beaucoup.

Evidemment, je me doutais bien qu'il n'était pas prêt de retrouver une «bonne poire» comme moi et qui, en plus, faisait bien l'amour !

En définitif, il était tombé sur une garce qui n'en voulait qu'à son argent et se fichait complètement du reste; elle ne voulait même pas coucher avec lui. Je

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pensai que c'était bien fait pour lui!

Mais enfin, il me revenait quand même et moi, je l'aimais toujours. J'acceptai donc de le rencontrer.

Au jour convenu, il sonna à ma porte.

Avec son pardessus, il ressemblait à Humphrey Bogart!

Dieu qu'il était séduisant.

Nous bavardâmes quelques instants autour d'un café; il m'expliqua qu'à son âge, il ne pouvait plus tomber amoureux, que ses enfants et ses amis ne voyaient pas d'un bon œil qu'il prenne la gouvernante comme amie et qu'il gardait donc sa « grenouille », mais qu'il souhaitait, si j'étais d'accord, qu'on se voie occasionnellement pour la bagatelle.

Je me fis la réflexion que décidément, il manquait singulièrement de caractère!

Durant les deux ans qui suivirent, il essaya de me joindre par téléphone, mais sachant que c'était lui, je ne répondis pas.






LE DECES DE MON FRERE

A la fin de l'année 2004, mon frère Patrick tomba gravement malade et dut être hospitalisé.

Pour être auprès de lui dans ces moments difficiles, je partis vivre à Lausanne et logeai dans son appartement qui était si joli et proprement tenu.

Au cours du mois de janvier 2005, je suis allée le voir

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tous les jours à l'hôpital.

Pour m'encourager, les infirmières me disaient que ma présence le rassurait, mais hélas, son état se dégradait de plus en plus.

Il ne tenait que grâce à des piqûres de morphine, puis on le fit tomber dans un coma artificiel.

Aux soins intensifs, une doctoresse me pria de la suivre dans une salle; elle m'annonça qu'il avait une très grave tumeur cérébrale, qu'il fallait l'opérer, mais sans trop d'espoir qu'il s'en sorte. Elle me fit signer une décharge.

Je pris alors contact avec son père et sa belle-mère afin de les informer de ce qui arrivait à Patrick.

Son demi-frère - marié, deux enfants - n'est venu le trouver qu'une seule fois. C'était bien triste, mais ils n'avaient pas d'atomes crochus.

En revanche, les amis gays de Patrick venaient lui rendre visite tous les soirs à l'hôpital, après leur travail.

J'en étais très touchée.

Pour ma part, je souffrais terriblement de cette situation.

Il m'arrivait d'en parler avec ses voisins qui le connaissaient bien. Nous avions tous de la peine à croire en cette triste réalité. Je lui prêtai mon téléphone portable afin qu'il puisse communiquer avec l'extérieur lorsqu'il se trouvait suffisamment bien. Il survécut ainsi 15 jours après son opération.

Le 31 janvier au matin, je reçus un appel de l'hôpital. C'était pour prévenir que Patrick était vraisemblablement en train de vivre ses dernières heures. Je me suis rendue à l'hôpital avec une amie pour le voir une dernière fois et l'accompagner dans ses derniers moments.

Les médecins présents se sont montrés assez froids, plus particulièrement l'un d'entre eux qui dit à Patrick sans ménagement:

- Nous ne pouvons plus rien faire vous !

Ils voulaient que je parle de la mort avec mon frère. C'était un moment particulièrement difficile, mais je trouvai le courage de lui dire que j'étais au courant de

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la situation dans laquelle il se trouvait. Il me répondit:

- C'est moche, hein ... !

A 11 heures 30, il s'endormit paisiblement.

Quelques jours plus tard, il y eut l'enterrement, puis toute la paperasse officielle qui suit un décès.

Comme Patrick avait encore quelques petites dettes, son père et moi avons refusé la succession, d'un commun accord.

Je n'avais plus rien à faire à Lausanne, aussi pris-je la décision de rentrer chez moi à Genève.

J'avais très mal au cœur de devoir quitter cet appartement qui venait à peine d'être refait. N'ayant pas beaucoup de place chez moi, je ne pris que quelques

petites choses en souvenir de mon frère.

Son père et son demi-frère passèrent et emportèrent ce qui les intéressait.

Ces personnes ne s'étaient pourtant jamais beaucoup occupées de lui, mais ainsi va la vie. Il est vrai que mon frère n'avait pas un caractère facile, mais je trouve que son père aurait quand même pu l'inviter à manger, ne serait-ce qu'une pizza au moins une fois par année.

Je sais que Patrick avait beaucoup souffert de ce manque d'affection.





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UNE RETRAITE BIEN MÉRITÉE
ET NÉANMOINS ACTIVE

Depuis le décès de mon frère, je me retrouve désormais seule; alors j'ai pensé qu'il fallait que je téléphone à H., mon ancien amour, pour lui annoncer ce deuil, car il avait connu Patrick.

Lorsque j'appelai, on me répondit qu'il était en train de faire sa sieste; je n'insistai pas.

Trois jours plus tard, il me rappela et me dit qu'il souhaitait venir chez moi pour me présenter ses condoléances. Ce qu'il fit. J'étais très touchée de cette visite, car il avait de plus en plus de peine à se déplacer, mais il semblait tellement pressé et, en plus, il ne trouva rien de mieux que de m'embrasser à pleine bouche!

Je lui dis assez froidement qu'il était vraiment impossible de simplement parler avec lui, que ce qui l'intéressait chez moi, ce n'était uniquement que le sexe!

Il me répondit qu'il ne pouvait pas se passer de moi, qu'il m'avait dans sa peau.

Bien sûr, moi, je l'aimais toujours, mais il avait été trop humiliant pendant le temps que j'avais travaillé chez lui et j'étais vraiment décidée à ne plus me laisser faire.

Je le repoussai et il partit, avec beaucoup moins d'assurance qu'en arrivant!

Dès lors, je m'occupais d'une quantité de choses, notamment d’un comité.

J'ai vendu ma voiture, car elle ne me servait plus à grand chose et conduire à Genève devenait un vrai casse-tête, sans compter les frais qu'elle m'occasionnait pour rien.

Aujourd’hui

Et puis, il y a Mathias - mon coiffeur - qui est devenu un véritable ami.

Nous nous voyons fréquemment pour aller manger dehors ou assister à des spectacles ensemble. Il a 43
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ans et nous nous entendons très bien.

Souvent, il me téléphone le soir pour me demander ce que j'ai fait dans la journée, il est adorable et très fidèle, ce qui est si rare. Il vit et travaille avec son ami, que j'aime beaucoup aussi. Quelques fois ils m'invitent chez eux pour une soirée ; nous passons de bons moments à bavarder, s'amuser - il m'est arrivé de leur faire mes imitations de Joséphine Baker - et lorsqu'il se fait un peu tard, je reste chez eux pour passer la nuit. Je suis très contente de les avoir dans ma vie.

Un soir de septembre 2005, je reçus un appel.

C'était H. Il s'annonça et je lui demandai ce qui pouvait bien motiver son appel. Il m'annonça qu'il était sur le point de quitter la Suisse pour aller vivre à Aix-en-Provence - avec sa «grenouille», bien entendu - .

Il me demanda s'il pouvait passer chez moi pour boire ensemble une coupe de champagne et se dire au revoir

Je lui répondis que, puisque nous n'étions pas destinés à vivre ensemble, il n'y avait aucune raison pour se faire des adieux. Il sembla mal à l'aise pendant quelques instants,

puis il me dit qu'il pensait toujours à moi.

Je savais très bien ce qu'il voulait en fait. Moi qui l'avait pourtant tant aimé et qui avait tant souffert, je lui dis avec le plus grand calme qu'il n'y avait pas que le sexe dans la vie! Il me répondit « Je sais ... » Et il me répétait: - «je pense toujours à toi»

Ça me faisait une belle jambe! Je lui fis la remarque que nous n'étions jamais partis en vacances ensembles, et il me donna raison.

Mais je me rendais bien compte que c'était trop tard et que je ne pouvais plus rien faire pour lui. Pourtant, j'aurais été si heureuse de m'occuper de lui, même malade – la maladie de Parkinson dont il souffrait s'aggravait toujours plus - mais le sort en avait décidé autrement.

Au terme de notre conversation, je lui souhaitai d'être heureux et peut-être au revoir.

Il me répondit:
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- Merci de me dire au revoir !

J'attendais qu'il me dise un mot gentil, qu'il me souhaite bonne chance ou me demande pardon pour le mal qu'il m'avait fait. Mais son côté terriblement «macho» et son égoïsme lui firent oublier cette simple courtoisie !

Pour me changer un peu les idées, je me suis achetée un ordinateur après avoir quelque peu maîtrisé cet outil, je me décidai à m'inscrire sur plusieurs sites de rencontres. Mais les hommes qui fréquentent ces sites sont le plus souvent très décevants. Ils sont généralement inintéressants, fatigués de la vie; beaucoup d'entre eux ne font que de raconter leurs soucis d'argent et ne recherchent que le sexe !

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'au mois d'août 2006, je reçus la visite très inattendue de H.

Je le reçus très cordialement. Il était tellement content. Il me dit qu'à cause de sa maladie qui avait empiré, il ne pouvait plus conduire et qu'il avait offert une voiture à sa «grenouille» - une Alfa Romeo­ afin qu'elle puisse lui servir de chauffeur quand il en avait besoin, comme pour l'emmener au golf - le seul exercice physique qu'il pouvait encore pratiquer -, il m’informa aussi qu'il avait fait démolir sa maison au bord du lac pour y faire construire deux villas pour ses fils, qu'il s'était acheté un appartement à Nyon pour ses séjours en Suisse.

C'est dire qu'il n'était pas sans ressources!

Je lui demandai alors s'il ne pouvait pas aussi m'aider un peu financièrement, me donner un petit quelque chose de temps en temps et généreusement, il m'offrit de me verser 200 francs par mois!

Un peu dépitée, je lui ai dit:

- «C'est toujours mieux que rien»!

Au mois de septembre 2006, H. me téléphona. Il était de retour en Suisse, seul, pour venir surveiller le chantier des deux villas qu'il faisait construire.

C'était 9 heures le matin, et après m'avoir demandé comment j'allais, il me dit qu'il désirait me revoir.

J'étais un peu prise de court, mais j'acceptai.

Il vint donc chez moi et nous avons parlé un peu du passé, mais à quoi bon!
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Il avait terriblement maigri et marchait avec une canne.

Pourtant je voyais bien qu'il avait très envie de moi, alors j'ai ouvert le canapé-lit et nous avons fait l'amour toute la journée, avec une interruption pour aller manger quelque chose au restaurant.

Après ces merveilleux moments en sa compagnie, il repartit.

Il me téléphona plusieurs fois et me dit une fois que, bientôt, il ne pourrait plus venir jusqu'en Suisse.

Sa maladie prenait le dessus.

Je restai de nombreuses semaines sans nouvelles de H. jusqu' au jour où il était venu m'attendre dans le petit bistrot à côté de chez moi. Il avait sonné à ma porte, mais j'étais absente.

Il m'avait laissé un message sur mon répondeur téléphonique, et dès mon retour, je suis allée le chercher.

Il me confia qu'il n'en pouvait plus, que l'ambiance à Aix-en-Provence était devenue épouvantable.

Ses enfants lui avaient pourtant bien conseillé de rester avec moi ­contrairement à ce qu'il m'avait toujours dit - mais il n'écoutait personne et n'en faisait qu'à sa tête. De plus, il m'avoua qu'il avait inscrit son amie sur le bail de l'appartement à Aix, ce qui rendait un peu plus difficile leur séparation.

Elle avait bien manigancé les choses, celle-là, et semblait en faire ce qu'elle en voulait.

Mais les relations entre eux se dégradaient de plus en plus. Je crois que finalement, il a réalisé quel genre de femme c'était.

En juillet de cette année, il m'appela pour me dire qu'il désirait rentrer en Suisse.

Effectivement, cela me paraissait devenir urgent, car sa maladie empirait. Et puis, j'étais si heureuse de le retrouver, même en mauvaise santé.

Je téléphonai à des amis à lui afin qu'ils interviennent pour faire avancer les choses rapidement.

Il fallait impérativement que cette femme s'en aille,
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car il souhaitait que je m'occupe de lui.

Quelques jours plus tard, je reçus un appel de H. pour m'annoncer enfin la bonne nouvelle: la « grenouille» pliait bagages et était sur le point de partir.

Quel soulagement! Et quel bonheur, puisqu'il me demandait de venir le rejoindre à Aix-en-Provence au début du mois d'août pour un séjour indéterminé!

Je n'ai pas hésité une seule seconde, depuis le temps que j'attendais ça !

J'ai mis en ordre mes affaires, acheté un billet de train et préparé mes bagages, trop heureuse qu'il réclame ma présence.

Arrivée là-bas, quelle ne fut pas ma stupeur et mon désarroi en voyant qu'il était venu me chercher à la gare en compagnie d'une autre femme! Comme il ne pouvait plus conduire, il me dit que cette femme lui servait de chauffeur, mais je devais constater que je n'étais pas au bout de mes surprises. Elle était continuellement présente et s'immisçait de plus en plus dans sa vie. En outre, son attitude envers moi me faisait clairement comprendre que je n'étais pas du tout la bienvenue.

L'ambiance était un peu électrique. Je me demandais ce que j'étais venue faire là !

Au bout de quelques jours, j'en parlai à H. et lui dis qu'il aurait pu me prévenir de la présence de cette femme, dont je voyais très bien quelles étaient les intentions. Il me répondit assez froidement que si je n'étais pas contente, je pouvais toujours m'en aller.

Une fois de plus, j'étais humiliée et profondément blessée.

N'en pouvant plus d'être traitée comme «la troisième roue du char », je pris mes cliques et mes claques et suis rentrée à Genève.

Décidément, cet homme que j'aimais tant fichait en l'air une belle histoire et piétinait mes sentiments avec tout le mépris dont il était capable.

J'ai donc réintégré mon petit appartement de Genève, ai repris le cours de ma vie et me suis jurée que c'était la dernière fois qu'il me voyait.


EPILOGUE

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Voila, Je suis arrivée au bout de mes mémoires que j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire, même si certains épisodes ont été plus douloureux que d'autres.

Je ne sais si vous y avez trouvé de l'intérêt, mais je m'étais décidée à les rédiger dans le but de faire passer ce message: la vie est passionnante, toujours pleine de rebondissements inattendus, que ce soit dans les bonheurs ou dans les peines.

Et surtout, que l’espérance est une belle chose qu’il faut chérir et savoir garder dans toutes les circonstances.

Aux plus Jeunes,

Je dirais aussi qu'il ne faut jamais hésiter à se remettre en question, ne pas se gêner de changer de travail quand cela devient nécessaire, même si cela implique parfois devoir dégringoler à l'étage en dessous, on peut toujours remonter.

L'essentiel, par les temps difficiles que nous connaissons, est de savoir se débrouiller et qu'il y a toujours une issue au bout du tunnel, quel qu'il soit !

COSETTE R.
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